Retour sur l’abrogation des lois réprimant l’homosexualité en Allemagne et en France

Sorti sur les écrans en février 2022, le film Die große Freiheit (La grande Liberté) du réalisateur autrichien Sebastian Meise met en scène l’histoire (fictive) de Hans Hoffmann. Interné pour homosexualité durant la Seconde Guerre mondiale dans le camp de concentration d’Auschwitz, il est immédiatement incarcéré en prison après la capitulation de l’Allemagne nazie pour y purger le reste de sa peine. Puis, en 1957, il est de nouveau arrêté pour homosexualité avec son compagnon du moment et écroué dans la même prison. Tous deux y purgent une peine de plusieurs mois pour avoir enfreint l’article 175 du Code pénal allemand réprimant les « relations sexuelles contre-nature entre hommes ». Neuf ans plus tard, en 1968, Hoffmann se retrouve de nouveau derrière les barreaux pour le même motif, mais cette fois-ci après avoir été filmé à plusieurs reprises par la police au moyen d’une caméra nichée à l’arrière d’un miroir sans tain judicieusement placée dans des toilettes publiques. Enfin, le film se termine le jour de sa libération, nous sommes en 1970. 

Pour qui s’intéresse au droit pénal, ce film pose plusieurs questions : tout d’abord celle des modalités prises par la répression de l’homosexualité en Allemagne (1) ; ensuite, celle de l’ampleur de la répression (2) ; enfin, celle de la représentativité du parcours du héros du film, Hans Hoffmann, en regard des éléments historiques dont nous disposons (3). À un autre niveau, Die große Freiheit nous invite à nous intéresser d’une part à la manière dont l’Allemagne contemporaine gère politiquement cette sombre page de son histoire (4) et d’autre part à nous interroger sur la situation française quant à ces questions (5). 

I – Les modalités de la répression pénale en Allemagne

Il est communément admis que l’homosexualité et plus particulièrement la sodomie étaient réprimées dans l’Ancien droit à travers toute l’Europe[1]. Inspirée des Lumières, la France révolutionnaire, abolit en 1791 ce délit considéré comme « difficile à prouver » selon Cesare Beccaria, aussi qualifié de « mal imaginaire » par Jeremy Bentham ou encore décrit comme « ne nuisant à personne de façon directe » selon John Stuart Mill. Dès lors, l’Europe fut divisée entre États s’inspirant de la législation pénale française en la matière et ceux continuant de réprimer l’homosexualité. 

S’agissant de l’Allemagne, c’est au moment de l’unification de l’Empire, en 1871, qu’un article de loi issu du Code pénal prussien est introduit parmi les crimes contre l’autodétermination sexuelle (§174 à 184). Le §175 réprime ainsi les « actes sexuels contre nature » qui sont au nombre de deux : les relations sexuelles entre hommes d’une part, la bestialité d’autre part. Puis, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la République de Weimar maintient le texte tel quel. 

En 1935, le régime national-socialiste aggrave l’article 175 dans le sillage des lois de Nuremberg sur la pureté de la race. Il n’est désormais plus uniquement question de sodomie : tout acte sexuel homosexuel peut être réprimé par une peine de prison ou de travaux forcés. Puis, à partir de décembre 1937, un décret précise que les homosexuels récidivistes condamnés à une peine de plus de six mois de prison peuvent être transférés en camp de concentration. Et en 1940, deux décrets supplémentaires sont promulgués : celui du 12 juillet ordonne que les homosexuels soient internés en camp de concentration lorsqu’ils ont fini de purger leur peine de prison ; celui du 29 septembre 1940 dispense, ceux des hommes ayant accepté l’émasculation « volontaire » de leur internement en camp de concentration après leur détention en prison. 

À la Libération, se pose la question de la typicité nazie du §175 dans sa version de 1935. Les juristes sont très partagés quant à cette question. Dans la zone d’occupation soviétique, le gouvernement de Thuringe, par exemple, considère dès 1945 qu’il conviendrait de revenir à la version antérieure à 1935, moins répressive. En 1948, la Saxe-Anhalt établit que le §175 relève des « injustices typiquement nazies » et que l’homosexualité masculine ne devrait donc être condamnée que selon la version en vigueur sous la République de Weimar.

Au final, au moment de la fondation de la République démocratique allemande (en 1949), il en est décidé de même pour l’ensemble de l’ancienne zone d’occupation soviétique et seule la sodomie mutuellement consentie est susceptible d’être réprimée  comme du temps de Weimar. En 1968, en RDA le nouveau Code pénal, maintient un article de loi spécifique, le § 151 punissant les actes sexuels entre personnes de même sexe avec des adolescents, tant pour les femmes que pour les hommes[2]. Il est supprimé en 1989. 

À l’inverse, la République fédérale allemande, issue des zones d’occupation britannique, états-unienne et française, considère que l’abrogation de la version nazie du §175 n’est pas nécessaire et le maintient donc tel quel jusqu’en 1969. À partir de ce moment, le §175 est réformé pour ne plus que réprimer d’une peine de prison de cinq ans maximum, les actes homosexuels entre un majeur de plus de 21 ans et un mineur de plus de 18 (sachant que si les deux avaient entre 18 et 21 ans, ils restaient cependant tous deux punissables). Puis, en 1973, l’article de loi est de nouveau modifié comme suit « tout homme de plus de dix-huit ans qui se livre à des actes d’ordre sexuel sur un homme de moins de dix-huit ans ou qui se laisse livrer à de tels actes par un homme de moins de dix-huit ans est puni d’une peine d’emprisonnement de cinq ans au plus ou d’une amende ». Enfin, en 1994, le §175 est définitivement abrogé. 

II – L’ampleur de la répression

Le §175 possède une « histoire » relativement longue dans la mesure où il fut en vigueur de 1871 à 1994, mais avec un champ d’application plus ou moins large comme nous l’avons vu. 

Entre 1871 et 1918, sa définition est plutôt restrictive et le nombre de condamnations annuelles à l’échelle de l’Empire reste modéré. L’année la plus répressive semble être 1910 avec 732 prononcés de condamnations. 

Durant la République de Weimar, le nombre de prononcés se maintient dans le même ordre de grandeur : 89 au lendemain de la Première Guerre mondiale, 1 040 en 1926 et 801 à la veille de la prise du pouvoir par Hitler en 1932. 

À partir de 1933, le nombre de condamnations prononcées parmi les majeurs ne cesse d’augmenter : 948 en 1934, 2 106 en 1935, 5 320 en 1936, 8 271 en 1937, etc. Il en va de même du côté de la justice des mineurs : 121 en 1934, 257 en 1935, 481 en 1936, 973 en 1937, etc. Durant la Seconde Guerre mondiale, les chiffres disponibles sont plus fragmentaires et nous restent inconnus à partir du second semestre de l’année 1943. 

S’agissant de l’après-guerre et des Länder correspondant à la RFA dans ses délimitations de 1950, 2 158 condamnations sont prononcées en 1950, 3 403 en 1957, 2 907 en 1964, 340 en 1970, 177 en 1978, 123 en 1985 et 44 en 1994, année de l’abrogation du §175.

Selon l’historien Rainer Hoffschildt, il ressort de ces statistiques que plus de 140 000 condamnations auraient été prononcées en Allemagne jusqu’à l’abrogation complète de l’article de loi[3]. De plus, c’est véritablement durant la période nazie que les condamnations au titre de l’article 175 « explosent ». Elles atteignent leur apogée à la veille de la déclaration de guerre. Après-guerre, le nombre de condamnations augmente de nouveau progressivement. Il atteint un nouveau pic en 1957 (mais de moindre ampleur qu’en 1938) et diminue lentement jusqu’en 1969. À partir de cette date, comme nous l’avons vu, seules les relations entre un homme de plus de 21 ans et un plus jeune sont sanctionnées. À partir de 1973, la limite d’âge est fixée à 18 ans  et le nombre de condamnés diminue inexorablement.

Figure 1 : Condamnations prononcées au titre de l’art. 175 du Code pénal allemand (1933-94)

III – Et Hans Hoffmann dans tout ça ?

Le cas de Hans Hoffmann, tel que le décrit le film Die große Freiheit, est tout à fait réaliste. Il correspond aux homosexuels récidivistes qui pouvaient être condamnés à de lourdes peines, notamment durant la période nationale-socialiste. Il ressort aussi, dans la mesure où il possède un tatouage sur l’avant-bras, qu’il a été interné à Auschwitz, puisque on y tatouait le numéro de matricule à même la peau (entre 1942 et 1945). Du camp d’Auschwitz, nous savons d’après les recherches conduites par Jörg Hütter que 48 homosexuels apparaissent dans les registres[4]. Selon un comptage des effectifs en date du 20 janvier 1944, 22 homosexuels étaient précisément enregistrés à ce moment parmi 80 829 concentrationnairesIls représentaient donc moins de 0,05 % des effectifs masculins du camp ! Toujours d’après Jörg Hütter, un seul survivant homosexuel d’Auschwitz nous est connu, il s’agit de Karl B[5]. » On peut donc imaginer que les réalisateurs du film se seraient inspirés de sa trajectoire. 

Cependant, le parcours de Hans Hoffmann, rappelle plutôt d’autres cas, tel que celui de Werner S. analysé par Rainer Hoffschildt[6]. Ce dernier avait été condamné par le tribunal de Hanovre à la peine capitale parce qu’il avait eu de multiples relations sexuelles avec plusieurs jeunes hommes. Aux yeux de la justice, il était donc considéré comme un dangereux criminel récidiviste[7]. Dans les minutes de son procès, il est précisé que « Werner S. – déjà précédemment condamné à deux reprises pour les mêmes faits – a avoué avoir eu des relations sexuelles avec une trentaine de jeunes hommes ». La plupart du temps il s’agit d’onanisme. Mais dans certains cas aussi de relations sexuelles orales voire anales. Selon le tribunal, « l’accusé a une inclination pour les activités entre personnes de même sexe […]. Elle est tellement ancrée en lui qu’elle ne peut plus être éliminée. […] Ces crimes ne peuvent être compris que comme l’expression du vice sans bornes d’une personne dégénérée. Ses deux condamnations précédentes ne l’ont  empêché ni de récidiver ni de succomber sans retenue ou limite à ses instincts. Il est un dangereux criminel récidiviste […] Il n’y a qu’un moyen de s’en protéger, le rendre inoffensif [au moyen de] la peine capitale[8]. » Incarcéré à Magdebourg dans l’attente de l’exécution de sa peine, il est libéré en avril 1945 par les Alliés qui le transportent dans un hôpital en raison de son état de santé préoccupant. En 1946, son procès est rouvert. Werner S. écope cette fois-ci d’une condamnation à neuf ans de réclusion[9].

S’agissant de la seconde arrestation d’Hans Hoffmann , le personnage principal du film, elle n’est pas sans rappeler la série de procès dits de Francfort. Entre 1950 et 1951, le procureur de la ville ouvrit 240 enquêtes contre 280 personnes pour infractions au § 175 suite à l’arrestation d’un prostitué. Cette série de procès marqua l’opinion publique qui, après avoir été au départ favorable aux poursuites, s’interrogea sur le sens à donner à cette action contre des adultes consentants ainsi que le relatait le Spiegel dans un article intitulé « Eine Million Delikte » (« Un million de délits »[10]). Cet article qui fit grand bruit informait l’opinion allemande que même Roger Nash Baldwin, le président-fondateur de l’American Civil Liberty Union et de la Ligue internationale des droits de l’Homme, s’était indigné auprès du Président fédéral Theodor Heuss car, selon lui, « il était incompréhensible que de telles procédures concernant des personnes adultes et intègres soient encore possibles au 20ème siècle » en Allemagne. 

Les procès de Francfort marquèrent les milieux homosexuels allemands qui y perçurent un retour des pires heures brunes mais aussi l’opinion publique qui amorça un lent changement d’attitude quant à une prétendue nécessité de réprimer pénalement l’homosexualité. 

Concernant la troisième arrestation d’Hoffmann, en 1968, elle éclaire une pratique (dont on ne sait dans quelle mesure elle était répandue) qui consistait en l’enregistrement par la police (au moyen de caméras super 8) de scènes homosexuelles dans des lieux de rencontres anonymes tels que les toilettes publiques. Cette pratique singulière éclata au grand jour en 1980 lorsque des militants homosexuels de la ville de Hambourg brisèrent les miroirs sans tain de plusieurs toilettes publiques de la ville et démontrèrent empiriquement ce qu’ils soupçonnaient : les utilisateurs des toilettes étaient scrutés par la police depuis 1964 au moins[11]

Enfin, au moment de la libération de Hans Hoffmann, en 1970, la loi a été adoucie puisqu’elle ne réprimait plus que l’homosexualité dans un souci de « protection de la jeunesse » (et cela jusqu’en 1994). L’une de ses toutes dernières victimes, Frank S. a donné récemment lieu à un article restituant sa trajectoire[12]. Il a en effet été condamné en 1994 à dix ans de prison à l’issue d’un procès en appel dans le cadre duquel on lui avait reproché d’avoir eu à plusieurs reprises des relations sexuelles consenties avec un jeune homme de 17 ans. Il a été libéré en 2004, après avoir purgé l’intégralité de sa peine de prison. Qui plus est, malgré l’abrogation de l’article de loi quelques mois après sa condamnation, il n’a jamais bénéficié de remise de peine ni d’aucune grâce. Car, tout comme Hoffmann, il lui était principalement reproché d’être un homosexuel récidiviste.

IV – L’Allemagne sur le chemin de la repentance

Faisant suite à une résolution du 25 juin 1999 relative à la reconnaissance de différents « groupes de victimes du nazisme[13] », le Bundestag allemand adopte à l’unanimité une résolution solennelle le 7 décembre 2000 reconnaissant que « la menace pénale qui a subsisté après 1945 a porté atteinte à la dignité humaine des citoyens homosexuels ». 

En 2002, les jugements prononcés sous le régime national-socialiste en vertu du §175 ont été rendus caducs par une loi portant modification de la « loi sur l’annulation des jugements pénaux nazis » (Gesetz zur Aufhebung nationalsozialistischer Unrechtsurteile in der Strafrechtspflege) et permettant la réhabilitation des personnes condamnées entre 1933 et 1945. 

En 2016, un projet de loi portant sur l’annulation des jugements rendus après 1945 dans les deux États allemands en vertu des articles 175 du code pénal fédéral et 151 du code pénal de la RDA est présenté devant le Bundestag[14]. Ce projet de loi s’appuie notamment sur une expertise juridique produite par le Prof. Martin Burgi de l’Université Louis-et-Maximilien de Munich suggérant diverses options en faveur de la réhabilitation des hommes condamnés pour homosexualité[15]. Burgi y rappelle que, d’une part, depuis 1981, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) considère que la pénalisation des actes homosexuels consentis entre adultes est contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme, tout comme la fixation de limites d’âge de protection pénale différentes pour les actes homosexuels et hétérosexuels. D’autre part, il souligne que s’agissant des personnes condamnées après le 8 mai 1945 pour des actes homosexuels consentis, la réhabilitation exigée par la Constitution n’a pas encore eu lieu à ce stade. 

Concernant le premier point, Burgi constate que depuis 1981 (Dudgeon v. Northern Ireland, no.752/76, cf. NJW 1984, 541), la CEDH maintient inchangée sa jurisprudence. Or, le 7 décembre 2000, le Bundestag a admis que la persécution des relations homosexuelles consenties était contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme et a reconnu que la menace pénale qui a subsisté après 1945 avait ainsi porté atteinte à la dignité humaine des citoyens homosexuels[16].

De plus, en 2004, une modification apportée aux « Directives du gouvernement fédéral relatives aux prestations de rigueur accordées aux victimes de mesures d’injustice nationales-socialistes dans le cadre de la loi générale sur les conséquences de la guerre (AKG) du 7 mars 1988 » a ouvert un droit à indemnisation aux victimes du §175 de l’époque nazie. (Sachant qu’auparavant, seule la détention dans un camp de concentration donnait droit à une indemnisation.)

Suite à cela, le Bundesrat a demandé au gouvernement fédéral en 2012 puis en 2015, de proposer des mesures de réhabilitation et d’indemnisation pour les personnes condamnées après 1945 dans les deux États allemands en vertu de leurs codes pénaux respectifs. Par ailleurs, le 2 juin 2016, la conférence des ministres de la Justice s’est également prononcée en faveur d’une réhabilitation immédiate des personnes condamnées après 1945 en vertu de l’article 175 et de l’article 151 du code pénal de la RDA.

Au final, le 22 mars 2017, le cabinet fédéral a adopté un projet de loi visant à annuler les jugements prononcés sur la base de l’article 175 après le 8 mai 1945 et à indemniser les condamnés encore en vie (StrRehaHomG)[17]. Outre l’annulation intégrale ou partielle des jugements, cette loi régit les droits à indemnisation correspondants. En 2017, le ministère fédéral de la Justice estimait à environ 5 000 le nombre de victimes encore vivantes pouvant être indemnisées dans un délai de cinq ans à hauteur de 3 000 euros par jugement et de 1 500 euros par année entamée de privation de liberté[18]. Si toutes les victimes réclamaient indemnisation, l’État fédéral devrait donc dû débloquer une enveloppe de quinze millions d’euros rien que pour les jugements annulés.

En 2019, le ministère fédéral de la Justice et de la protection des consommateurs a décidé d’aller plus loin encore en annonçant qu’une nouvelle directive devait aussi permettre d’indemniser les personnes ayant fait l’objet d’une enquête préliminaire sans qu’il y ait eu par la suite condamnation pénale, celles ayant fait l’objet d’une mesure de détention préventive ou d’autres mesures de privation provisoire de liberté sans qu’il y ait eu ultérieurement une condamnation pénale ainsi que les personnes ayant subi des préjudices négatifs exceptionnels en dehors de toute poursuite pénale (c’est-à-dire par exemple de nature professionnelle, économique ou sanitaire)[19].

Selon les sources de l’Office fédéral allemand de la justice, Au 14 mars 2022, 188 demandes ont été déposées en vertu de la loi de réhabilitation dont : 74 en 2017, 54 en 2018, 38 en 2019, 15 en 2020 et 2021, 6 en 2022. Parmi ces 188 demandes, 146 ont donné lieu à indemnisation pour un montant de 678 000 euros au titre de la loi StrRehaHomG, 495 000 € pour des condamnations annulées et 183 000 € au titre des jours de privation de liberté.

En vertu de la directive de 2019, 137 demandes ont été introduites (87 en 2019, 32 en 2020, 17 en 2021 et 1 jusqu’à présent en 2022). 107 d’entre elles ont donné lieu au versement d’une indemnisation pour un montant total de 189 500 euros (dont 17 000 € pour l’ouverture d’une enquête, 24 000 € pour la privation de liberté subie et 148 500 € pour des préjudices exceptionnels)[20]. En résumé, très peu de demandes ont été introduites à ce stade. 

V – Quels parallèles peut-on tirer avec la France ? 

En France, une loi semblable au §175 tel qu’il était en vigueur entre 1969 et 1994 exista entre 1942 et 1982. Il s’agit de l’article 331.3 du Code pénal français incriminant « l’acte d’homosexualité sur des mineurs âgés de quinze à dix-huit ans » (vingt et ans jusqu’en 1974). Il réprimait depuis le 6 août 1942 d’une peine de six mois à trois ans et d’une amende de 60 à 15 000 francs, « quiconque aurait, pour satisfaire ses propres passions, commis un ou plusieurs actes impudiques ou contre nature avec un mineur de son sexe, âgé de moins de 21 ans »[21].

Parallèlement, tout du moins entre 1942 et 1945, l’article 175 du Code pénal allemand fut appliqué dans les territoires annexés de fait[22] et, dans une certaine mesure, appliqué à des ressortissants français dès lors qu’ils entretenaient une relation sexuelle « contre-nature » avec un ressortissant Allemand, aussi bien en France occupée que dans le cadre du service du travail obligatoire (STO)[23]. L’historien Jean-Luc Schwab estime que, s’agissant des Français condamnés au titre du § 175, « l’Alsace annexée est à l’heure actuelle la région française la plus fortement touchée. Elle rassemble les trois quarts des quelques 500 personnes frappées par une forme de répression (incluant plus d’une centaine de Français poursuivis […] sur le sol allemand en tant que prisonniers de guerre, travailleurs volontaires ou contraints)[24]. »

À la Libération, l’article de loi vichyssois est maintenu. À partir de 1960, l’article 330 réprimant depuis 1810 les outrages publics à la pudeur se voit complété d’un alinéa spécifique réprimant les outrages publics à la pudeur homosexuels. En vigueur jusqu’au 23 décembre 1980, l’article 330.2, répondait « au souci manifesté par le Parlement […] d’augmenter les peines prévues lorsque cette infraction est commise par des homosexuels[25]. »

Dans une étude menée conjointement avec Jérémie Gauthier (2019[26]) et faisant suite aux travaux pionniers menés par Florence Tamagne[27], nous avions établi au moyen des statistiques judiciaires disponibles issues du Compte général de la justice, que plus de 10 000 condamnations avaient été prononcées pour homosexualité en France entre 1945 et 1978. S’agissant de l’article 330.2 (outrage public à la pudeur homosexuel), nous avions tendance à penser qu’ils étaient agrégés dans la statistique judiciaire aux délits commis en vertu de l’article 331.3. Cependant, des observations empiriques tendent à montrer qu’il n’en fut pas ainsi et que par conséquent le nombre de personnes condamnées pour homosexualité serait bien plus élevé en France que les premières estimations ne le laissaient paraitre. 

En effet, tandis qu’en moyenne les condamnations en vertu de l’article 331.3 oscillaient, selon les années, entre 150 et 450 par an, celles pour outrage public à la pudeur étaient bien plus nombreuses : elles variaient en moyenne de 2 000 à 5 000 par an. Parmi ces dernières, celles prononcées pour homosexualité en vertu de l’article 330.2 nous demeurent inconnues à ce stade. Seule la réalisation de recherches approfondies permettrait de mieux connaitre l’ampleur de la répression de l’homosexualité en Allemagne et d’évaluer dans quelle mesure elle se distinguait de celle ayant eu lieu en Allemagne. 

Par ailleurs, des travaux menés au sujet des demandes de réparation pour homosexualité au titre de l’article 175 ont montré qu’elles ont systématiquement été refusées par les commissions départementales françaises compétentes. À ce stade, il est possible d’affirmer que parmi 351 hommes détenus pour homosexualité en Alsace durant la guerre et nominalement connus, seuls 18 ont demandé un « titre de déporté » entre 1951 et 1968. 

À deux exceptions près, le Ministère des Anciens Combattant, chargé d’instruire les dossiers, a systématiquement rejeté les demandes émanant de détenus pour homosexualité[28]. Jean O. compte parmi ces figures d’exception. Il s’agit d’un Haut-Rhinois arrêté en août 1942 pour homosexualité. Il a alors 19 ans. À l’issue de son procès, il est interné en hôpital psychiatrique puis en camp de concentration où il décède à l’âge de 21 ans (en juin 1944). En 1971, le Ministre des Anciens Combattants lui attribue à titre posthume le titre de « déporté politique » pour l’ensemble de sa période de détention. Il s’oppose ainsi à l’avis défavorable rendu par la commission départementale, qui disait « suivre une ligne de conduite adoptée depuis de nombreuses années déjà en ne reconnaissant pas un caractère politique aux motifs du genre de celui à la base de l’arrestation[29] ». Or, ce qui distingue Jean O. de nombreux autres réside dans le fait que le Ministère a souligné avoir tenu compte « de l’état mental de l’intéressé ». On peut donc conclure que Jean O. a obtenu le statut de déporté en tant que malade mental mais non en raison de son homosexualité qui est pourtant le motif de son arrestation puis des poursuites engagées contre lui. S’agissant des héritiers de Jean O., ils n’ont jamais pu obtenir d’indemnisation car la demande avait été formulée « hors délai[30] ».   

Pour terminer, s’agissant des personnes condamnées en France pour homosexualité au titre des articles 330 et 331, aucune reconnaissance, compensation, ou même signe de repentance de la part de l’Etat ne semble être à l’ordre du jour, contrairement à l’Allemagne. 


[1] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 4, « Les aveux de la chair », Paris, Gallimard, 2018.

[2] Strafgesetzbuch der Deutschen Demokratischen Republik, Ministerium der Justiz (8. Aufl.), Berlin, Staatsverlag der Deutschen Demokratischen Republik, 1984.

[3] Rainer Hoffschildt, « 140.000 Verurteilungen nach „§ 175“. », Invertito, 2002, vol. 4, p. 140‑149.

[4] Jörg Hutter, « Konzentrationslager Auschwitz : Die Häftlinge mit dem rosa Winkel ». In Olaf Mußmann, (dir.), Homosexuelle in Konzentrationslagern, Bad Münstereifel, Westkreuz Verlag, 2000, pp. 115-25.

[5] Jörg Hutter, op. cit., p. 122.

[6] „Er wird deshalb als gefährlicher Gewohnheits- und Sittlichkeitsverbrecher zum Tode verurteilt“. Rainer Hoffschildt, Olivia. Die bisher geheime Geschichte des Tabus Homosexualität und der Verfolgung der Homosexuellen in Hannover, Hannover, Selbstverlag, 1992.

[7] Ibid., p. 124 sq.

[8] Extrait du jugement de Werner Selk, prononcé le 24 août 1944. In Ibid., pp. 124-25.

[9] Régis Schlagdenhauffen, Triangle rose. La persécution des homosexuels et sa mémoire, Paris, Autrement, 2011, p. 25.

[10] Der Spiegel, n°48, 28.11.1950En ligne : https://www.spiegel.de/politik/eine-million-delikte-a-a2566ad0-0002-0001-0000-000044451207?context=issue

[11] Cf. Gottfried Lorenz: « Hamburg als Homosexuellenhauptstadt der 1950er Jahre – Die Homophilen-Szene und ihre Unterstützer für die Abschaffung des §175 StGB », dans Andreas Pretzel et Volker Weiß, Ohnmacht und Aufbegehren – Homosexuelle Männer in der frühen Bundesrepublik, Hamburg, Männerschwarm, 2010, p. 117-151

[12] « Der letzte 175-er Häftling der Bundesrepublik ». En ligne : https://www.iwwit.de/blog/2016/07/der-letzte-175er-haeftling/

[13] Régis Schlagdenhauffen, La Bibliothèque Vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 163

[14] « Entwurf eines Gesetzes zur Aufhebung der nach 1945 in beiden deutschen Staaten gemäß den §§ 175, 175a Nummer 3 und 4 des Strafgesetzbuches und gemäß § 151 des Strafgesetzbuches der DDR ergangenen Unrechtsurteile », Drucksache 18/10117, 18. Wahlperiode, 24.10.2016.

En ligne : https://dserver.bundestag.de/btd/18/101/1810117.pdf

[15] Martin Burgi et Daniel Wolff, Rechtsgutachten zur Frage der Rehabilitierung der nach § 175 StGB verurteilten homosexuellen Männer: Auftrag, Optionen und verfassungsrechtlicher Rahmen erstellt im Auftrag der Antidiskriminierungsstelle des Bundes von Professor Dr. Martin Burgi (Inhaber des Lehrstuhls für Öffentliches Recht, Wirtschaftsverwaltungsrecht, Umwelt- und Sozialrecht an der Ludwig-Maximilians-Universität München), Baden-Baden, Nomos, 2016.  En ligne : 

https://www.antidiskriminierungsstelle.de/SharedDocs/downloads/DE/publikationen/Rechtsgutachten/rechtsgutachten_burgi_rehabilitierung_175.pdf?__blob=publicationFile&v=3

[16] Drucksache 14/4894, 06.12.2020. En ligne : https://dserver.bundestag.de/btd/14/048/1404894.pdf

[17] Gesetz zur strafrechtlichen Rehabilitierung der nach dem 8. Mai 1945 wegen einvernehmlicher homosexueller Handlungen verurteilten Personen (StrRehaHomG). En ligne : 

https://www.gesetze-im-internet.de/strrehahomg/BJNR244310017.html

[18] Bundesanzeiger, 21.07.2017. 

En ligne : http://www.bgbl.de/xaver/bgbl/start.xav?startbk=Bundesanzeiger_BGBl&jumpTo=bgbl117s2443.pdf

[19] Source : www.bundesjustizamt.de/rehabilitierung 

[20] source LSVD : https://www.lsvd.de/de/ct/1455-Ratgeber-Rehabilitierung-der-nach-175-StGB-und-nach-151-StGB-DDR-verurteilten-Personen

[21] Cf. Etienne Dailly, Rapport n°314 du Sénat, Annexe au procès-verbal de la séance du 4 mai 1982. En ligne : https://www.senat.fr/rap/1981-1982/i1981_1982_0314.pdf

[22] Régis Schlagdenhauffen, « Désirs condamnés. Punir les « homosexuels » en Alsace annexée (1940-1945) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°39, 2014, p. 83-104.

[23] Arnaud Boulligny (dir.), Les Homosexuel·les en France : Du bûcher aux camps de la mort. Histoire et mémoire d’une répression, Paris, Tirésias, 2018.

[24] Jean-Luc Schwab, « La répression de l’homosexualité en France entre 1940 et 1945 », Témoigner. Entre histoire et mémoire, n° 125, 2017, p. 95-107.

[25] « Ordonnance n°6°-1245 du 25 novembre 1960 », JORF, 27 novembre 1960, p. 10 604. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000517663

[26] Jérémie Gauthier & Régis Schlagdenhauffen, « Les sexualités « contre-nature » face à la justice pénale. Une analyse des condamnations pour « homosexualité » en France (1945-1982) », Déviance et Société, Vol. 43, n° 3, 2019, p. 421-459. 

[27] Voir aussi, les actes non publiés de Florence Tamagne indiqués dans l’article précité.

[28] Pierre Seel, Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel, Paris, Calmann-Lévy, 1994.

[29] Régis Schlagdenhauffen et Frédéric Stroh, Compensation and recognition of homosexuals as Victims of Nazism in France, 11th European Social Science History Association (ESSHA) Conference, Valencia, 2016. En ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02614586

[30] Frédéric Stroh, « Être homosexuel en Alsace et Moselle annexées de fait, 1940-1945 », dans Régis Schlagdenhauffen (dir.), Homosexuel·le·s en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Nouveau Monde éditions, 2017, p. 85-104.


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