Il y a quelques temps de cela, un groupe d’historiens allemands m’a demandé d’essayer de retrouver la trace d’un intellectuel alsacien aujourd’hui sombré dans l’oubli, Eugène Wilhelm (1866-1951). Selon eux, il semblerait que son immense bibliothèque contenant des livres rares aurait survécu à la guerre… Les recherches que j’ai entreprises ne m’ont pas permis de retrouver sa bibliothèque mais m’ont, en revanche, amené à « découvrir » fortuitement son journal intime.
Fils d’une famille cossue de commerçants protestants strasbourgeois, Eugène Wilhelm est resté, toute sa vie durant, établi dans cette ville. Il y a étudié les sciences juridiques et a obtenu en 1890 le titre de docteur en droit de l’Université de Strasbourg, alors sous administration allemande. Manquant des soutiens nécessaires au sein d’une université en laquelle il était difficile pour un Alsacien d’être coopté, il a dû abandonner son rêve de réaliser une carrière académique et a choisi de s’engager dans la magistrature.
Parallèlement à l’exercice de ses fonctions de juge, Eugène Wilhelm n’a toutefois pas abandonné sa passion pour la recherche (ni pour les voyages) et il a activement participé aux débats contemporains français et allemands concernant la sexologie. À partir de 1900, il devient contributeur régulier de la revue éditée par Magnus Hirschfeld, Annales des sexualités intermédiaires, qui, à l’époque, était la toute première revue à traiter exclusivement des questions de sexualité et il contribue occasionnellement aux Archives d’anthropologie criminelle.
Ses prises de positions en faveur de l’homosexualité le rendent à la fois visible et vulnérable. En 1908, il est amené à démissionner de ses fonctions de juge en raison d’un scandale qui le dénonce en tant qu’homosexuel. Malgré l’humiliation publique qui lui est infligée, il choisit de rester à Strasbourg et s’installe alors en tant qu’avocat. Parallèlement, il continue ses recherches sur la sexualité jusque dans les années 1930.
Suite à la prise du pouvoir par les nazis en 1933, le nom d’Eugène Wilhelm disparaît des revues spécialisées et de la mémoire scientifique des deux pays. En 1940, immédiatement après l’annexion de l’Alsace par le régime nazi, il est emprisonné et séjourne deux semaines dans la prison centrale de Strasbourg avant d’être transféré pour le camp d’internement spécial de Schirmeck, accusé d’homosexualité. Grâce au soutien de sa famille, il est libéré du camp et survit dans un petit village d’Alsace durant le restant de la guerre. Après la Libération, Eugène Wilhelm retourne à Strasbourg où il s’éteint en 1951 à l’âge de 85 ans.
Après avoir obtenu son acte de décès, c’est aux archives municipales de Strasbourg que j’ai commencé mes recherches afin de retrouver les traces de cet homme. La consultation des fichiers domiciliaires et des annuaires de Strasbourg entre 1870 et 1950 a effectivement permis de retrouver où il avait vécu. Mais en raison de lois protégeant la vie privée et interdisant l’accès aux archives récentes, ce n’est que par tâtonnement que j’ai pu reconstituer une liste de ses héritiers éventuels. Muni d’une « liste de noms », j’ai écrit à une première personne susceptible d’être son héritière. C’est par ce biais que j’ai pu prendre contact avec son héritière.
Lors de notre premier entretien téléphonique, cette dame m’expliqua qu’elle conservait précieusement depuis de nombreuses années une valise dans laquelle se trouvait l’ensemble du journal intime de son parent. À savoir 55 carnets numérotés, soit environ 8 000 pages.
Le journal intime en question débute en 1885, à la veille de l’Abitur (baccalauréat) d’Eugène Wilhelm, alors qu’il n’a que 19 ans. Le journal est tenu en français (tant bien même que l’Alsace était annexée par l’Allemagne depuis 1870 et qu’Eugène Wilhelm allait à l’école « allemande »). Les carnets contiennent toutes les périodes politiques marquantes pour l’Alsace : du Reichsland (1870) jusqu’aux débuts de la Guerre froide, via la Première Guerre mondiale, l’Entre-deux-guerres et la Deuxième Guerre mondiale (y compris l’évacuation de l’Alsace en 1939 et l’occupation 1940-44).
Les carnets font état de la vie professionnelle du juriste qu’était Eugène Wilhelm, de son engagement scientifique et de sa vie familiale. Il contient aussi sa perception du régime « colonialiste » allemand en Alsace et il y décrit la juxtaposition de deux sociétés qui ne se rencontrent jamais. A un autre niveau nous trouvons la description de l’intérieur d’une classe sociale à savoir la bourgeoisie protestante strasbourgeoise du tournant du siècle dernier. Enfin, nous pouvons y lire la fine analyse de la vie personnelle et intérieure d’Eugène Wilhelm. En effet, le journal est son confessionnal.
D’ailleurs, c’est en caractères grecs qu’il fait part des garçons qu’il aime secrètement, des filles avec qui il coïte, mais aussi de son « anomalie ». Eugène Wilhelm comme les autres garçons de sa classe sociale et de son temps réalise ses premières expériences au bordel, chez les prostituées. Cela peut paraître paradoxal puisqu’il aime les hommes. D’une part, des hommes qu’il rencontre dans les cercles de sociabilité qui sont les siens, des hommes qu’il aime platoniquement ; d’autre part, des hommes qu’il rencontre au bordel, la plupart du temps des soldats dont il fait la connaissance grâce aux femmes prostituées qui jouent véritablement le rôle d’intermédiaire à une époque où, ne l’oublions pas, les relations homosexuelles étaient condamnées pénalement.
Les quelques extraits qui suivent, issus du carnet n° 3 (âgé alors de 20 ans) et du carnet n°10 (23 ans), permettent de se faire une idée des moments et choses qu’Eugène Wilhelm considère comme nécessaires d’être inscrites dans sa mémoire de papier. Les passages rédigés en caractère grecs dans le journal apparaissent ici en italique.
Jeudi 9 Septembre 1886
« A grande peine nous pouvons nous frayer un passage à travers cette multitude. Vers 3½ heures les sonneries des cloches et une immense rumeur qui se rapproche de plus en plus nous apprend que l’Empereur vient d’arriver. En effet bientôt apparaissent les premières voitures du cortège, l’empereur se trame avec le grand-duc de Bade dans une voiture à 4 chevaux, l’enthousiasme les cris et les hourras, avec lesquels il est accueilli sur tout un passage sont indescriptibles. Je n’ai pu que l’entrevoir mais il m’a semblé vieilli, ce qui n’est pas étonnant chez un vieillard de 89 ans. Dans une autre voiture se trouvent l’impératrice Augusta avec sa fille, qui suivent une multitude de généraux et de princes dans d’autres voitures. Je me promène encore jusque vers 5 heures dans les rues extrêmement animées avec Schlumberger et Steinbrenner. Papa, Maman, Berthe et Louise sont venus cette après midi […].
Vendredi 3 Juin 1887 (21 ans)
Tristesse noire
Samedi 4 Juin
Plus gai aujourd’hui, après midi promenade avec Jaeger ; ce soir, j’entends Hamlet, je suis assis en petite loge avec Berthe, Mad. Beuland et Cécile Engel, mais je passe 2 actes aux fauteuils d’orchestre, car je suis aussi un peu (et même un peu beaucoup) de ceux, qui aiment se faire voir au théâtre ! Il faut en convenir le plaisir de se promener s’ajoute au plaisir du spectacle ! Peu de monde au théâtre, toutes les loges sont vides. La musique d’Hamlet, quoique un peu [illisible.] dans les chœurs, les marches et les moments peu dramatiques, est la plupart du temps vraiment à la hauteur des situations dramatiques, en beaucoup de parties la musique renforce très bien les paroles et en fait ressortir tous les sentiments, les mélodies sont belles et pénétrantes, bref c’est un opéra, qui tient le milieu contre l’ancien opéra et le nouveau drame musical, quoique les récitatifs en certains endroits n’offrent pas grande variété d’expression. Les parties les plus belles sont l’acte du spectre, le chant de l’ivresse, tout le 3e acte et le 4e acte. Le baryton Guillemet de Bordeaux est bien le meilleur baryton, que j’ai encore entendu, voix chaude, vibrante, expression nette et distincte, phraser plein de goût et avec cela un jeu intelligent et étudié dans tous les détails Mad. Thüringer est assez bien en Ophélie, quoique son jeu soit trop anguleux, le reste n’est pas fameux. » (Carnet n°3, 20 ans)
31 Décembre 1890
« L’année 1890 ne m’a pas apporté grand chose.
Toujours et toujours plus envahissante en moi l’idée sexuelle. Mon amour pour Toni a continué et continuera, malheureusement nous ne pouvons nous voir et je n’est qu’une très lointaine XXX l’espoir d’être réunis.
J’ai eu l’audace de payer à Fribourg un sldt [soldat], que j’ai pu embrasser et encore à la fin de 1890, j’ai pu ici en embr. [embrasser] un car malgré le coït féminin presque toujours maintenant possible, mon désir pr [pour] l’hmme [l’homme] ne fait que croître et gagner en intensité ! Pendant cette année la lecture de Krafft [Ebing] m’a pour ainsi dire fortifié dans mes idées, elle m’a fait entrevoir par la fréquence d’individus comme moi un avenir heureux. Enfin j’ai aussi eu la confiance de raconter mes anomalies à Riff et Simon.
Et de cette année-ci date avec eux une amitié plus [sereine ?] qu’autrefois. Je suis pendant cette année arrivé à toujours mieux me connaître et toujours mieux savoir ce que je veux et ce que je peux et ce qu’il me faut, ce à quoi je dois arriver à atteindre, en un mot ce que mon caractère et mes facultés sont et comment il faut m’y prendre pour autant que possible arriver en harmonie avec moi-même.
Cette année encore m’a apporté le titre du doctorat ; quoique l’examen (du moins l’oral n’ait pas été très brillant) j’ai quand même ressenti un certain orgueil d’avoir subi l’examen à Strasbourg.
Vacant au droit et aux occupations du tribunal, j’y prends toujours plus goût et puis dire que je remplis consciencieusement mes devoirs de référendaire par plaisir et amour-propre. Enfin cette fin d’année m’a de nouveau mis devant les yeux la menace de ma maladie et de nouveau m’a montré avec combien peu de confiance je puis me fier à ma santé.
Enfin en 1890 l’espoir d’aller à Cologne vivre 6 mois avec lui a été trompé ; mais toujours reste vivace l’amr [l’amour] pr [pour] lui ; j’entre en même temps en 1891 avec l’espoir d’apprendre ici même à connaître des amis, mais en même temps avec l’appréhension d’aller trop loin, d’être trop imprudent ; je ne puis pas assez me répéter par l’imprudence, car une possible découverte serait le malheur le plus épouvantable qui pourrait m’arriver (malheur pour moi seulement par l’affliction de ma famille, car ce que les autres penseraient, cela me serait bien égal de même que la déconsidération sociale, que le mépris de la foule idiote » (Cahier n°10, 23 ans).