La constitution en « groupes de victimes » d’individus stigmatisés, persécutés voire exterminés par les nazis ainsi que de leurs héritiers compte parmi les legs de la Seconde Guerre mondiale. Parmi ces groupes, trois d’entre eux sont depuis quelques années associés dans la commémoration, il s’agit des juifs, des tsiganes[1] et des homosexuels. En 1999, le Bundestag allemand, a décidé de matérialiser dans la pierre la mémoire de la persécution de ces trois groupes. Le martyre juif, celui des tsiganes et des homosexuel-le-s à leur suite seront commémorés dans la pierre au centre de la capitale de l’Allemagne réunifiée.
S’agissant de la persécution des trois groupes, il est intéressant d’appréhender historiquement leur stigmatisation. Cet exercice permet bien sûr de mettre en évidence les points de divergences et de convergence, il permet surtout d’éclairer la destinée singulière de chacun des trois groupes ainsi que le traitement mémoriel qui leur fut réservé en Allemagne après guerre. En premier lieu, si les nazis firent des Juifs et des Tsiganes des sous-hommes qu’il importait de détruire pour le salut de l’humanité[2], il n’en alla pas de même des homosexuels. Ces derniers étaient divisés en deux groupes, les invertis de naissance pour qui il n’existait point de salut et les autres, qui pouvaient être rééduqués et ainsi réintégrer la Volksgemeinschaft, la communauté nationale[3].
Quoiqu’il en soit, les membres de ces trois groupes furent stigmatisés[4]. Entre 1933 et 1945, une véritable politique de redéfinition de la nation et de ses membres fut systématisée. Il y avait les membres de la nation et les autres, ceux qu’il convenait d’exclure de la communauté nationale. C’est dans cette perspective que les nazis avaient élaboré le concept de Gemeinschaftsfremd, d’étranger à la communauté [nationale]. La logique propre de cette idéologie peut se résumer en une phrase : tout ce qui de facto n’appartient pas à la communauté, est alors considéré comme étranger, donc à éliminer. Nous pouvons attester à 1933 la mise en place d’une politique systématique de stigmatisation au sein de l’Allemagne unifiée. L’objet de cet article est de tenter de retrouver les origines de la marginalisation ainsi que ses motifs ? Aussi, une question va nous servir de fil directeur : est ce que juifs, tsiganes et homosexuels forment une communauté de « marginaux existentiels »[5], et si oui depuis quand ?
Aussi bien les juifs, les tsiganes que les sodomites sont régulièrement l’objet d’édits, lois et décrets les concernant, dans les différents Etats et juridictions d’Europe. Les Etats européens se font mutuellement écho et adaptent leur politique en fonction de cette variable. Il nous faut remonter au Moyen Age pour constater que cette période historique constitue le moment charnière où se construit la stigmatisation des trois groupes en question[6]. Une illustration immédiate du stigmate se retrouve par l’idée de traduire la différence des juifs par le port d’un insigne spécial circulaire et jaune, la rouelle ou d’un chapeau conique[7]. Au sujet des tsiganes, Henriette Asséo relève l’existence en Allemagne de panneaux représentant un tsigane pendu et un autre fouetté, indiquant clairement le sort qui leur était réservé[8]. En outre, dans la France de l’Ancien Régime, les Tsiganes sont délimités comme asociaux par des marques spécifiques (tout individu arrêté est marqué au fer, comme d’autres criminels). De plus, une peine propre aux bohémiens est employée contre eux, ils sont rasés[9]. Dès le départ on perçoit l’intention de rendre la discrimination visible, afflictive et humiliante. Le juif, tout comme le tsigane est alors un marginal désigné à la vindicte publique, rejeté physiquement de la société par le biais de stigmates visibles.
La présence juive dans l’Europe chrétienne
Léon Poliakov, dans son Histoire de l’antisémitisme, nous apprend qu’en l’an 38 de notre ère des troubles populaires sévirent à Alexandrie sous les empereurs Caligula et Claude ; ceux-ci trouvèrent une expression sanglante dans un terrible pogrom[10]. Rien, sinon leur culte, ne singularisait les Juifs au sein de la mosaïque des peuples qui constituaient la population de l’Empire. C’est avec la montée en puissance du christianisme, qui attribue à Jésus une nature divine, que débute la stigmatisation des Juifs. La mort du Christ est considérée comme un déicide, le crime des crimes, et celle-ci était imputée aux Juifs qui l’avaient renié (et non aux Romains qui le mirent à mort). En nous appuyant sur les travaux d’Annie Percheret, nous constatons qu’en Europe jusqu’au XIe siècle, les juifs restent mêlés à la population des villes et des campagnes, avec laquelle ils ont le plus souvent de bons rapports.[11] Peu après l’an 1000, des rumeurs confuses agitent la chrétienté. Sur l’instigation des juifs, le « prince de Babylone » aurait fait détruire le Sépulcre du Seigneur ; il aurait aussi déclenché contre les chrétiens de Terre sainte des persécutions innommables, et fait décapiter le patriarche de Jérusalem. C’est ainsi que le 27 novembre 1095, le Pape Urbain II entreprit de prêcher la Ire croisade[12]. Des bandes de croisés se levèrent pour châtier tous les infidèles. Le XIe siècle marque donc une ère nouvelle, celle des croisades et de la grande chrétienté. En 1179, le troisième concile de Latran édicte un certain nombre de règles destinées à diminuer l’influence des juifs au sein de la vie économique et sociale. Reprenant la vision de Judas, le juif apparaît dès lors sous les traits d’un « voleur, usurier, assassin et traître ».
Cette hystérie collective qui frappe l’Europe toute entière a, entre autres, pour origine le récit que Thomas de Monmouth (1173) fait du meurtre rituel d’un enfant chrétien par un juif. Débute alors une ère de massacres, « les croisés voyant dans les juifs des infidèles dont il fallait se débarrasser »[13]. A partir du XIIIe siècle, les massacres se font plus nombreux, les juifs sont rendus responsables des malheurs du temps. Comme le souligne Yerushalmi, le célèbre Memorbuch de Nuremberg comprend un martyrologe qui reprend les persécutions en Allemagne et en France de la première croisade en 1096 à la Peste noire en 1349[14].
Les tsiganes, un peuple de pèlerins
Nous savons des tsiganes qu’ils ont quitté le Nord de l’Inde vers le Xe siècle entreprenant une migration vers l’Ouest sans que quiconque jusqu’à aujourd’hui ne puisse en expliquer l’origine. En 1150 à Constantinople on signale une première fois leur présence. Ensuite, nous retrouvons la trace de tsiganes dès 1348 en Serbie ; ils sont maréchaux-ferrants ou bourreliers. Puis, la présence de tsiganes est pour la première fois attestée en Allemagne en 1407, dans la ville d’Hildesheim. Ils sont alors considérés comme des Tatars. En France, c’est en 1419 que d’après les archives ils demandèrent asile, sur lettre de recommandation du Pape Martin V. Au départ, l’attitude à leur égard était accueillante. Ainsi en 1416, la ville de Brassov (Kronstadt) en Transylvanie, leur offre argent, grain et volailles. La dispersion à travers le monde et le pèlerinage imposé par Dieu est la manière dont les tsiganes se présentèrent lorsqu’ils arrivèrent en Europe occidentale, c’est pourquoi on leur offrit partout l’hospitalité.
À partir du XVIe siècle, l’attitude générale envers les tsiganes change radicalement. L’hospitalité n’est plus de mise. Dès 1498, la ville de Fribourg en Brisgau décide d’interdire les tsiganes sur son ban, les accusant d’espionnage. Le nomadisme suscite la suspicion. En 1499, la reine Isabelle ordonne aux tsiganes de se sédentariser ou de quitter le royaume. Le 27 juillet 1504, c’est au tour de Louis XII de décréter l’expulsion de tous les tsiganes de France. Les Chroniques Saxonnes de Krants, datées de 1530, nous donnent une vision que se fait la société de l’époque à leur égard.
« En l’an de grâce 1417 […] des hommes basanés, laids, brûlés de soleil, aux vêtements sales, et infâmes en l’usage de toutes choses, surtout enclins au vol, particulièrement les femmes de ce peuple, car l’homme est nourri du vol des femmes. On les nomme vulgairement Tartares […]. Ils subissent comme pénitence infligée de parcourir le monde en pèlerinage. Mais on raconte que ce genre d’hommes, obligés par l’usage de naître en voyage, voués à l’oisiveté, ne reconnaît aucune patrie … Ils vivent comme des chiens sans souci d’aucune religion […]. La saleté des hommes est surprenante. Ils sont savants en toutes langues. Ils convoitent les biens des paysans quand ceux-ci travaillent aux champs et ils dépouillent leurs chaumières »[15].
Cette chronique préfigure l’attitude hostile que nous connaissons à l’égard des tsiganes. Il en va de même dans la Cosmographie de Sebastian Münster parue en 1544. Il les accuse en plus d’être meurtriers, magiciens et diaboliques[16]. En 1551, la ville d’Augsbourg les expulse, les accusant d’espionnage, mais pour le compte des Turcs. Malgré l’apparition de ces accusations, nous ne devons pas oublier qu’au départ, comme le souligne F. Maciejewski, l’antitsiganisme a une dimension économique : celle liée à l’apparition d’une nouvelle sorte de pauvres et mendiants dans une Europe déjà affaiblie par les guerres, famines et autres épidémies[17].
Enfin, la fin du XVIe siècle marque le moment où apparaît une légende fort intéressante, celle affirmant que les tsiganes sont en fait des juifs, qui ayant eu peur des pogroms se seraient réfugiés dans des grottes. Afin de ne pas faire état de leur véritable identité de juifs se seraient faits appeler « tsiganes ».
La figure du sodomite
Le terme homosexuel fut forgé vers 1869 dans le but de désigner une catégorie générale regroupant sodomites et invertis[18]. Jusqu’alors la société différenciait les hommes ayant des relations homosexuelles en fonction de leurs actes. C’est dans la Bible que nous trouvons la première condamnation de la sodomie. Dans la quatrième partie du Lévitique relative à la « Loi de sainteté » il est fait mention des interdictions sexuelles. Et il est précisé que : « tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. Ce serait une abomination. » (Lév. XVIII, 22). Un peu plus loin, il est écrit que : « quand un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont commis tous deux une abomination. Ils seront punis de mort. » (Lév. XX, 13). Ce n’est cependant qu’en 544 que nous retrouvons la première trace d’une condamnation des relations sexuelles entre hommes. Un édit de l’empereur Justinien menaçait de supplice les adeptes de cette « action impie, abominable et haïe de Dieu ». Mais, c’est lors de la première croisade, que fut médiatisée une légende disant que les Musulmans, par l’intermédiaire de leur prophète Mohammed, auraient popularisé la sodomie. Les Sarrasins auraient pour coutume de violer les garçons et les moines chrétiens. Tout comme dans le cas des juifs, c’est au XIIIe siècle que la scolastique rationalise les accusations à l’égard de la sodomie en les intégrant au mouvement plus général de lutte contre les hérésies, mené à la fois par les autorités séculières et par les tribunaux de l’Inquisition. Aussi, dès lors que lors qu’il y a Nefandum [19], crime innommable, la mort par le feu est le châtiment en vigueur (comme dans le cas des procès des Templiers, à partir de 1307). Cette condamnation se retrouve dans diverses coutumes. L’« ancienne coutume d’Orléans » (vers 1260) précise que : « celui qui est sodomite prouvé, doit perdre les couilles, et s’il le fait une seconde fois, il doit perdre le membre ; et s’il le fait une troisième fois, il doit être brûlé. »[20] Ce texte fondamental prévoit encore à cette époque la répression de deux crimes nettement séparés : hérésie d’une part, sodomie d’autre part. Ainsi, nous pouvons constater que dès le XIIIe siècle, la sodomie était bien punie en tant que telle. L’hérésie et la sodomie se présentent donc comme deux délits étroitement associés mais cependant distincts, distinction qui perdra de son sens ultérieurement.
Comme toute hérésie, la sodomie ne peut être inspirée que par les forces du mal. Ainsi, à partir du XVIe siècle cette condamnation au bûcher est de coutume. La Constitutio Criminalis Carolina de Charles V précise que « quiconque commettra un acte impudique avec une personne de même sexe ou un animal sera condamné au bûcher » (art. 116).
L’accusation générique de meurtre
Suite à ce recadrage historique, nous pouvons désormais prendre acte des accusations qui ont concerné les trois groupes. Quelques unes ont déjà été recensées préalablement. Les juifs se seraient spécialisés dans le rapt d’enfants à partir du XIe ; les tsiganes, en plus d’être voleurs, sorciers et agents du diable, sont des espions pour le compte des Turcs ; les sodomites quant à eux sont des hérétiques adeptes du crime innommable. Cependant, à la différence des juifs et tsiganes, le sodomite est un membre de la communauté… il porte atteinte à l’ordre du masculin et du féminin. Aussi, est-il partiellement dédouané de ces actes puisque les pratiques homosexuelles étaient réputées se répandre par l’intermédiaire d’influences étrangères. Au Moyen Age il s’agissait d’un « goût arabe ». Avec la découverte du Nouveau Monde l’accusation de sodomie fut également associée, dans les récits de voyage, à l’image des terres étrangères. « Les Indiens mangent de la chair humaine et sont des sodomites »[21]. Toutefois, ainsi que le soulignent Florence Tamagne et Maurice Lever, l’idée que les conduites homosexuelles étaient le produit d’influences extérieures permettait cependant d’imaginer une éventuelle conversion du « sodomite » : « a promis de se corriger » était souvent noté en marge des rapports de police de la France des Lumières, faisant d’eux à cette époque des « marginaux intentionnels ». Cette perception des homosexuels en tant que marginaux existentiels et marginaux intentionnels, nous l’avons vu, est une des spécificité de la politique nazie vis-à-vis des homosexuels. Cela les distingue fondamentalement des tsiganes et des juifs qui sont définitivement des marginaux existentiels dont, pour les nazis, la société allemande devait être débarrassée.
L’accusation de meurtre commis à des fins magiques ou maléfiques, constitue une constante. Ce thème est un archétype qui refait surface dès que la société est confrontée à des étrangers troublants. Poliakov le montre, entre 1141 et 1150, l’accusation surgit en trois endroits, et sous trois formes différentes. Le thème, en effet, n’en est arrivé qu’au terme d’une longue évolution à sa version dernière – l’assassinat d’un enfant chrétien dans le but d’incorporer son sang au pain azyme. Cette légende se déclina aussi autour de l’accusation de la profanation d’hosties, reprenant l’idée de déicide. La première histoire nous vient de Paris et date de 1290. En 1298, la même histoire d’hostie profanée surgit à Röttingen en Allemagne[22]. Ce thème se combine rapidement avec la croyance en l’existence d’une société juive secrète et mystérieuse[23]. Nous l’avons évoqué, la première affaire de meurtre rituel surgit en 1144 en Angleterre. Le corps d’un jeune apprenti aurait été découvert la veille du Vendredi saint dans un bois près de Norwich, le bruit courut que le garçon aurait été assassiné par les Juifs, en dérision de la Passion du Sauveur[24] (l’un des principaux accusateurs, le moine Theobald de Cambridge, était un renégat juif, baptisé de fraîche date). L’affaire suivante paraît en 1147, à Würzburg. Yerushalmi relate qu’en mai 1171, un valet-servant chrétien prétendit avoir vu un juif jeter le corps d’un enfant à la Loire. Aucun cadavre ne fut retrouvé, mais la quarantaine de juifs résidant en la ville furent jetés en prison[25]. D’après les recherches de François de Vaux de Foletier, un autre sujet de crainte face aux tsiganes était la disparition des enfants[26]. Plusieurs récits d’événements ont été donnés comme réels mais ils restent sans références ; toutefois une distinction de taille ne doit pas être négligée, à la différence des Juifs qui enlèvent les enfants à des fins rituelles, les tsiganes, en amateurs de chair fraîche, les enlèvent simplement pour les manger. Cette accusation, surgit à nouveau en 1782. La Hamburger neue Zeitung affirmat que quatre-vingt-quatre personnes avaient été enlevées et dévorées par des tsiganes en Hongrie. En fait, dans un comitat hongrois, une bande de tsiganes avait été arrêtée pour vol et à cette même époque des personnes disparurent sans laisser de traces[27]. Cette histoire est une légende urbaine. Celles-ci se constituent d’abord sur le mode de la rumeur pour finir en légende urbaine, c’est-à-dire sous la forme d’un récit bref, anonyme, surprenant et exemplaire, id est un récit qui possède un message implicite ; ici les tsiganes sont cannibales.
Des agents du diable
Dès le Ve siècle, l’association avec le Malin apparaît dans les écrits de Jean Chrysostome († 407). La synagogue est pour lui un « lupanar, lieu de tous les méfaits, asile des démons, citadelle du diable. »[28] Les Mémoires rédigées, au début du XIIe siècle, par Guibert, abbé de Nogent-sur-Coucy, sont une autre illustration qui met en avant ces amitiés particulières nouées avec le Malin. Il nous narre une anecdote qui associe les juifs à la sorcellerie et au diable. Il s’agit de l’histoire d’un jeune moine qui, tombé malade, fait la connaissance d’un médecin juif. A l’instigation de celui-ci, il rencontre Satan en personne qui lui propose un pacte. « Et que te sacrifierai-je ? demande le moine. – Ce qu’il y a de plus délectable dans l’homme. – Quoi donc ? – Tu feras une libation de ton sperme […]. »[29]
Cette association du malin et de la sexualité fait aussi partie des chefs d’accusation des Templiers : accusés d’hérésie, de sodomie, et d’avoir pactisé avec le diable. Plus encore, Poliakov montre que les légendes qui circulent sur les Juifs au XVe siècle[30] réunissent simultanément tous les attributs du Diable (cornu, doté de griffes, d’une queue ; il est noir, il porte une barbe de bouc, il exhale une odeur forte – autant de symboles de la lubricité). De plus, ne fêtent-ils pas le sabbat, tout comme les sorcières et les diables ?
Toutefois, l’agent principal, du Diable sur terre est la sorcière, c’est-à-dire une femme, symbole de l’impureté, de la faiblesse, de la tentation, du péché. Cette évocation de la sorcière nous permet de nous pencher brièvement sur la figure de la juive et de la tsigane. Lorsque celles-ci sont vieilles, elles sont effectivement représentées sous les traits de la sorcière ; cependant, c’est la jeune juive ou la jeune tsigane, femme au charme envoûtant, qui est associée à la concupiscence. Hans Mayer le souligne, « la littérature fourmille, surtout au théâtre, de cette « belle Juive » et de son amant non juif, qui […] est entraîné de manière suspecte dans les filets d’une sensualité troublante et hors-norme. Cela va de La Juive de Tolède de Lope de Vega […] à Bérénice, la belle princesse juive de Racine »[31].
Pour revenir à la thématique du diable et de la lubricité nous pouvons voir dans le motif de la Judensau une de ses manifestations paroxystiques. Ce motif fit son apparition au XIIIe siècle ; on le retrouve par exemple sur la Brückenturm de Francfort. Le haut du tableau représente un enfant victime du meurtre rituel commis pas les juifs ; la partie basse est composée de deux éléments. Au premier plan, trois juifs et une truie qui se repaît d’excréments. Le premier juif lui tète les mamelons, un autre la monte et le troisième lui embrasse l’anus. En arrière plan, trois personnages : le diable affublé de cornes ainsi qu’une Juive embrassant un bouc. Ce tableau est particulièrement saisissant dans la mesure où le Malin, associé au péché et à la lubricité absolue, apparaît par trois fois, sous trois formes. Il est représenté au travers de la truie dont les juifs tirent le lait et aspirent la défécation, une seconde fois il est représenté au travers du bouc, animal commettant généralement le péché de sodomie, mais associé ici à la femme juive[32], en dernier lieu, il est Satan en personne. Aussi, y voyons-nous le motif de la Teufelsbuhlschaft (liaison charnelle avec le diable) qui est l’un des rites initiatiques des sorciers et sorcières. A ce propos, Freddy Raphaël, dans son article « le Juif et le diable dans la civilisation de l’Occident »[33] analyse en détail les origines et résurgences de l’association du juif et du diable. Wilhelm Solms, dans son étude sur les contes anciens, analyse quant à lui la diabolisation des juifs et tsiganes. Le seul référent commun que ce dernier met en lumière est celui du lieu de réunion ou de l’établissement de campements qui est imaginé comme lieu de rendez-vous avec le diable (sabbat). Une illustration de ce lien est le conte intitulé « comment le tsigane voulut voler sa place au diable. »[34]
Conclusion
Alors que Wolfgang Wippermann s’est efforcé de montrer dans son ouvrage Wie die Zigeuner ; Antisemitismus und Antitsiganismus im Vergleich que l’antisémitisme et l’antitsiganisme ont été forgés dans le même moule, nous sommes dans l’obligation de constater que malgré des motifs d’accusation communs, l’antitsiganisme aussi bien du point de vue de sa genèse, de ses formes d’expression que de son développement reste fort distinct de l’antisémitisme. Les groupes marginaux présents dans la société cristallisent les peurs et angoisses de celle-ci, qui se manifestent autour d’idées-forces récurrentes et persistantes telles que le complot (au service du diable ou d’une puissance étrangère) ou encore l’atteinte à l’enfant, incarnation de l’innocence. C’est en effet au Moyen-Age que l’Europe a fondé la notion de bouc-émissaire visant un groupe ou une personne désignés à la vindicte, stigmatisés et voués à être persécutés A cette vision contractuelle du bouc-émissaire (pacte avec le diable par exemple) s’ajoutait une vision organiciste (le juif ou le tsigane devient alors incarnation du diable). S’agissant des homosexuels, nous n’avons pu trouver qu’occasionnellement des motifs communs, ce qui ne permet pas de conclure qu’il y aurait quelques traits communs du point de vue de la genèse de la persécution des homosexuels.
En nous souvenant de notre questionnement originel lié à la persécution des trois groupes de victimes commémorés dans la pierre, parce que victimes du nazisme, il est certain que lorsque nous nous référons au IIIe Reich, c’est bien en tant qu’ensemble d’individus ayant des caractères communs, de groupes, qu’ils furent discriminés, pourchassés voire exterminés. Cette stigmatisation a des racines profondes, ancrées dans les mentalités collectives depuis le Moyen-Age. Toutefois, Hans Mayer le souligne, il n’existe pas de communauté de marginaux, c’est pourquoi on ne peut nommer les trois groupes ensemble que lorsque l’on s’intéresse à eux dans leur « négativité », c’est-à-dire en tant que groupes de victimes. Dans bien des cas, les groupes « accusés » seraient donc par conséquent « interchangeables ».
Ces représentations de l’ennemi nous permettent de découvrir que, loin d’établir un droit à la différence, l’altérité est apparue comme inséparable de la construction identitaire qui s’est ainsi trouvée placée au cœur des représentations de l’Europe chrétienne, puis plus tard dans le cadre de la constitution des Etats nations. Le patriotisme devenant une religion civile, les accusations de complot avec les forces obscures du diable perdirent de leur force pour faire place à d’autres motifs matérialisant la volonté d’éliminer toutes les forces disruptives dans la société, faisant de l’argument de la marginalité la justification de l’inimité des membres des groupes en question.
Bibliographie
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Notes
[1] Par tsiganes nous entendons les roms, manouches, kaldéraches et sinti.
[2] Freddy Raphaël, « L’étranger de Georg Simmel », in: Patrick Watier (dir.), Georg Simmel, La sociologie et l’expérience du monde moderne, Paris, Meridien-Klincksieck, 1986, p. 260.
[3] Tout comme les Témoins de Jéhovah d’ailleurs.
[4] Pour Goffman, le stigmate correspond à toute caractéristique propre à un individu qui, si elle est connue, le discrédite aux yeux des autres. « Les grecs […] inventèrent le terme de stigmate pour désigner des marques corporelles destinées à exposer ce qu’avait d’inhabituel et de détestable le statut moral de la personne ainsi signalée. Ces marques étaient gravées au fer rouge, et proclamaient que ce lui qui les portait était un esclave, un criminel ou un traître, bref, un individu frappé d’infamie », in : Erving Goffman, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1963, p. 11).
[5] Pour reprendre le titre donné par Hans Mayer.
[6] A condition que l’on accepte de considérer qu’avant l’invention de la personne homosexuelle (1869) il existait déjà des individus ayant des comportements homosexuels, mais qui n’étaient pas encore nommés tels, c’est-à-dire comme détenteurs de cet attribut identitaire.
[7] Léon Poliakov Léon, Histoire de l’antisémitisme, Paris, Calmann Lévy, 1981, pp. 260-261.
[8] Henriette Asséo, Les Tsiganes une destinée européenne, Paris, Gallimard, 1994, p. 37.
[9] Ibid. pp.58-59.
[10] Poliakov, Op. cit., p. 16.
[11] Annie Percheret, histoire des Juifs de France, Paris, Cerf, 1988, p. 40.
[12] Poliakov, p. 240
[13] Percheret, 1988, p. 86.
[14] Yosef H. Yerushalmi, Zakhor, Paris, Gallimard, 1984,p. 61.
[15] Albrecht Krants, Saxonia, livre IX, Cologne, 1530 (trad. Frédéric Max).
[16] Wolfgang Wippermann, Wie die Zigeuner, Elefanten Press, Berlin, 1997, p. 59.
[17] Franz Maciejewski, « Elemente des Antiziganismus », in: Anita Owusi, Stichwort: Zigeuner, Heidelberg, Wunderhorn, 1998, pp. 9-29, ici p. 14.
[18] Pour plus de détails à ce sujet, cf.: David Halperin, « How to do the History of Male Homosexuality », GLQ, 6:1, 2000, pp. 87-124.
[19] Cf. Jacques Chiffoleau, « Dire l’indicible. Remarques sur la catégorie de nefandum du XIIe au XVe siècle », Annales HSC, 45 (2), 1990, pp. 289-324.
[20] En 1270, le Coutumier de Paris […], ne fait que reprendre mot pour mot, dans son chapitre 90 le § 78 de la Coutume de Touraine (cf. : Maurice LEVER, Les bûchers de Sodome, Paris, Fayard, 1985, pp. 47-48).
[21] Florence Tamagne, Mauvais genre ? Une histoire des représentations de l’homosexualité, Paris, La Martinière, 2001, p. 22.
[22] Poliakov, p. 283.
[23] Ibid., p. 255
[24] Cf.: Gavin. I. Langmuir, « Thomas of Monmouth, Detector of Ritual Murder », in: Speculum. A journal of Medieval Studies, 59, 1984, pp. 820-846.
[25] Yerushalmi, p. 64
[26] François de Vaux de Foletier, Les Tsiganes dans l’ancienne France, Paris, Société d’Edition Géographique et Touristique, 1961, 246p., p. 139.
[27] Asséo, 1994, pp. 49-51.
[28] Josy Eisenberg, Une histoire des juifs, Paris, CAL, 1970, p. 26.
[29] Robert I. Moore, La persécution. Sa formation en Europe, Xe-XIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 44.
[30] Poliakov, p. 317.
[31] Hans Mayer, Les marginaux. Femmes, Juifs et homosexuels dans la littérature européenne, Paris, Albin Michel (coll. 10/18), 1994, p. 334.
[32] Lév. XX, 13.
[33] Freddy Raphaël, « le Juif et le diable dans la civilisation de l’Occident », Social Compass, 19 (4), 1972, pp. 549-566.
[34] „Wie der Teufel den Zigeuner auf seinen Platz stellen wollte“ (in: Solms Wilhelm, „Zigeunerbilder“ in der deutschsprachigen Literatur, Dokumentations- und Kulturzentrum Deutscher Sinti und Roma, Heidelberg, 1995, p. 87).
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Article paru dans La construction de l’ennemi (dir. Freddy Raphaël, et al.), Strasbourg, Néothèque, 2009.