Historiquement et épistémologiquement, les recherches sur les masculinités ont émergé au sein de celles sur le genre, à partir de la seconde moitié des années 1980. Selon Reawyn Connell (Université de Sydney), la masculinité est avant-tout relationnelle et processuelle. Elle ne peut-être étudiée qu’en allant au-delà de définitions essentialistes, sémiotiques et normatives, car faite de rapports et de relations qui s’inscrivent dans des configurations de genre historiquement et socialement situées, accessibles de manière privilégiée à travers l’usage des méthodes biographiques dont l’étude de parcours de vie. Depuis la publication de Masculinities en 1995, les travaux de Connell ont révolutionné les recherches sur les masculinités sans pour autant être accessibles au public francophone. Grâce à l’édition de Masculinités établie par Méoïn Hagège et Arthur Vuattoux, c’est désormais chose faite. Cependant, à la différence de l’édition originale, la version française ne reprend que quatre des chapitres de la version anglaise (parties 1 et 2 de l’ouvrage), tout en y adjoignant une troisième partie « inédite » portant sur la santé des hommes.
Dans la première partie de l’ouvrage, le concept de masculinité hégémonique, formalisé par Connell dès 1995 et défini comme étant une « configuration des pratiques de genre visant à assurer la perpétuation du patriarcat et la domination des hommes sur les femmes » est explicité. Suite à cela, les concepts de masculinité complice (qui légitime la masculinité hégémonique et bénéficie des « dividendes du patriarcat »), de masculinité subordonnée (les homosexuels) et de masculinité marginalisée (parce que placée sous la dépendance de la masculinité hégémonique sans pour autant la légitimer) sont clarifiés. Cet exercice permet de comprendre dans quelle mesure les masculinités sont plurivoques car en interrelation entre-elles et avec les féminités.
La deuxième partie du livre est dédiée à deux passionnantes études de cas. La première, intitulée « vivre vite et mourir jeune » porte sur les parcours de vie de huit jeunes hommes issus des classes populaire australiennes. Cinq possèdent les caractéristiques sociales suivantes : chômeurs, en conflit avec les institutions publiques, pas ou peu diplômés ; tandis que trois autres sont employés. Tous ont pour point commun d’avoir connu et de connaître une expérience partagée de la violence. À commencer par celle de l’Etat, expérimentée dès l’entrée à l’école, institution contre laquelle il s’agit de s’opposer. Ensuite, Connell développe le thème de la masculinité comme pratique collective (faite de fêtes et de violences) et comme mode de protestation. Ainsi, au sujet de deux des enquêtés, l’auteur ne manque pas de souligner que « Mal Walton a beau être fort et avoir des tatouages effrayants, il ne sait pas lire. Eel a beau savoir se battre, la police en tant qu’institution, reste plus forte que tous ces amis réunis » (p. 125). Et de conclure que certaines formes de masculinité ont des allures de cul-de-sac !
La seconde étude de cas, intitulée « un gay très hétéro » pose ensuite la question des interprétations de l’homosexualité masculine par la culture patriarcale. Elle s’appuie sur une enquête, menée par entretiens, auprès de huit hommes liés à la communauté gay de Sydney. Selon Connell, « l’interprétation de l’homosexualité masculine par la culture patriarcale est simple : les gays manqueraient de masculinité » (p. 131). Or, remarque Connell, les enquêtés ont tous pour point de référence la masculinité (aussi bien du point de vue de leur choix d’objet que de leur personnalité). Au final, ce qui poserait problème, serait l’outrage que les homosexuels font à la masculinité hégémonique. Suivre un tel fil directeur permettrait de mieux comprendre pourquoi et comment la relation entre la masculinité hégémonique et la masculinité homosexuelle a impliqué la criminalisation du sexe entre hommes tout comme des formes diverses d’intimidation et de violence (p. 147).
Enfin, la troisième partie de l’ouvrage s’intéresse à la santé des hommes, question qui fut travaillée dès 1983 par Connell à travers le concept d’incarnation. Dans un premier chapitre (rédigé avec S. Kippax), les auteures éclairent la question des pratiques sexuelles des hommes ayant des relations avec des hommes au temps du VIH/sida. L’enquête quantitative menée permet de mieux connaître les pratiques sexuelles des hommes qui désirent les hommes (18 pratiques sont recensées dans l’enquête) et de les corréler au plaisir éprouvé. On notera que parmi les pratiques procurant le plus de plaisir, les enquêtés déclarent préférer les contacts sensuels (90 %), puis le sexe oral (79 %) et les baisers (76%). Dans un second temps, les auteures étudient la satisfaction du point de vue des pratiques. Elles remarquent ainsi que les rapports anaux sans préservatifs comptent parmi celles qui sont qualifiées les plus satisfaisantes physiquement bien qu’elles soient les plus dangereuses en termes de santé publique (p. 182). De là découle un paradoxe mis en lumière par l’enquête, à savoir que les hommes de l’échantillon ne font pas toujours ce qu’ils aiment et n’aiment pas toujours ce qu’ils font (p. 199), notamment en raison de limitations dues à la transmission de maladies sexuellement transmissibles. Ces résultats sont autant d’invitation à mieux questionner la santé des hommes, pour mieux la comprendre et ainsi déployer des politiques publiques réellement efficaces. Quelques pistes sont envisagées dans les deux derniers chapitres de l’ouvrage. Selon Connell, à l’échelle des politiques publiques, la santé des hommes et la santé des femmes constituent deux catégories imperméables faisant l’objet de recherches différentes qui oublient, bien souvent, de tisser et d’analyser analyser les liens entre hommes et femmes. Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage invite à une conceptualisation des relations entre genre et santé qui aille au-delà de la perspective catégorielle (qui oppose hommes et femmes) pour privilégier, ici aussi, une approche relationnelle.
Raewyn Connel, Masculinités : enjeux sociaux de l’hégémonie, éd. établie par Méoïn Hagège et Arthur Vuattoux, Paris, éditions Amsterdam, 2014, 294 p.
Recension parue dans Les cahiers du Genre, n°61, 2016.