À quoi nous sert le droit ? – Recension

Le dernier ouvrage de Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ? montre que le droit constitue à travers sa « permanence » l’un des piliers de l’organisation de la vie en société. En même temps, le droit peut aussi être pensé comme une ressource permettant de faire émerger de nouveaux droits. Le droit est donc en tension, selon qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre des orientations que prend la légalité. Pour comprendre comment ces deux orientations que l’on pourrait comparer aux deux faces d’une même pièce fonctionnent, Jacques Commaille nous convie à une exploration sociologique se focalisant faisant tour à tour sur les acteurs, les territoires du droit et les formes de mobilisation du droit nous invitant à interroger successivement la construction sociale du droit, les bouleversements récents qu’il a connu et enfin la dimension politique du droit.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, accordons-nous préalablement sur la définition du droit que nous propose l’auteur : « Une pratique qui vise à ordonner les rapports sociaux et les échanges économiques et qui est constitutive de la structuration des sociétés et de leur ordre politique » (p. 11). Puis, accordons-nous sur le constat suivant : jusqu’à présent, le droit a construit sa propre rationalité et ses évolutions. Cependant, nous observons des changements récents liés au rejet de la régulation du haut vers le bas. Ces changements dont nous observons les effets nous rappellent que nous avons longtemps pensé le droit comme associé à l’Etat. Or il existe des collectifs d’experts légitimés par des compétences reconnues – qui, depuis quelques années, peuvent faire avancer le droit : les « communautés épistémiques ». Leur développement est à mettre en lien avec la manière dont le droit fonctionne dans d’autres pays, tout particulièrement ceux dits de Common Law, plus attentifs à la défense de la personne (contre l’Etat) qu’à la souveraineté de l’Etat face aux personnes. Ces questions sont abordées dès la première partie de l’ouvrage, dédiée à la construction sociale du droit.

La construction sociale du droit

Le droit se donne à voir de différentes manières, tout du moins d’au moins deux manières. Pour bien appréhender ce point de vue, il convient d’observer la façon dont la justice se donne elle-même à voir. Le Palais de justice qui est le lieu par excellence de la justice rendue correspond bien souvent à une expression d’une justice lointaine et hautaine. D’ailleurs, au XIXe siècle, le recours fréquent au vocabulaire religieux ne faisait que renforcer la chose. Cependant ce modèle s’étiole et les évolutions récentes de l’architecture judiciaire montrent que la justice perd de sa vigueur en tant référentiel. Les transformations nouvelles de la justice sont perceptibles dans le droit qui, de référence devient ressource. Thémis, déesse de la justice, de la loi et de l’équité fait petit à petit place à Diké, divinité de la justice humaine dans ses aspects les plus moraux, car soucieuse de l’intérêt des justiciables et plus généralement de la défense de la personne. Une telle tension entre deux modèles de la justice fut d’ailleurs perceptible dans la pensée révolutionnaire fondée sur l’idée que la classe des opprimés pourrait imposer sa volonté sur celle du législateur. Une telle perspective inspira aussi les mouvements sociaux – et tout particulièrement les nouveaux mouvements sociaux – qui ont investi le droit comme ressource dans les répertoires de l’action collective. Selon cette perspective, les professionnels du droit se doivent de comprendre et de résoudre les problèmes sociaux. Autrement dit, selon cette seconde conception, le droit se doit de prendre en compte les faits sociaux. Une telle proposition n’est d’ailleurs pas restée lettre morte du côté des critical legal studies qui considèrent que les luttes pour les droits sont conçues en fonction de l’idée selon laquelle les règles résulteraient de compromis. Pour Rudolf von Jehring, auteur de La lutte pour le droit[1], le droit n’existe que comme le résultat de luttes. De là découle, cette question qui nous traverse tous, celle des affrontements entre les tenants de la première face du droit (maintien, raison) et ceux de la seconde face (évolution, ressource). Or, jusqu’à présent, le droit est resté méfiant face aux revendications émanant de ce que l’on pourrait appeler « le social ». Pour comprendre cette méfiance et les transformations soulevées par les conditions actuelles de l’exercice du droit, la suite de l’ouvrage s’intéresse à ce que sont et ce que font les acteurs du droit.

Plusieurs pistes sont dès lors envisagées et plusieurs éclairages successifs apportés afin de le comprendre. Tout d’abord, Jacques Commaille réalise un très riche tableau de ce qu’est la Common law : un droit de praticiens qui tire du passé un réservoir d’expériences adaptables aux circonstances nouvelles jusqu’à faire des juges des décideurs politiques. De là découle un coup de projecteur sur un autre type d’acteurs et une figure parmi ceux-ci : les avocats activistes. Ils ont pour particularité de transposer une cause singulière en une cause collective et de participer ainsi à l’inscription du problème concerné dans l’espace public. Ceci nous nous conduit à une question plus globale relative aux conditions générales de la fonction de juge dont il est désormais attendu que le jugement ne soit plus fondé sur la maîtrise du droit mais sur la prise en compte des valeurs sociales et la référence à la morale. Parallèlement, on observe un modèle cosmopolite de justice globale qui intègre différentes questions dont celles de la pauvreté, de la protection des libertés et de la promotion de l’égalité. Enfin, nous observons l’avènement d’un traitement des litiges dans un cadre mondial, témoin de ce que Jacques Commaille nomme les bouleversements des contextes du droit, et qui font l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage.

Les bouleversements des contextes du droit

Pour comprendre les bouleversements dont il est question, l’auteur nous propose tout d’abord d’analyser les tensions auxquelles le droit est soumis. Ces dernières sont de trois ordres, correspondant à trois espaces de la légalité : local, national et mondial. Parallèlement, nous observons de plus en plus souvent ce que l’on pourrait dénommer une « hybridité juridique » : c’est à dire l’existence, à côté des dispositifs juridiques publics et nationaux de dispositifs privés et de règlements transnationaux qui, tout ensemble, participent d’une nouvelle économie de la légalité. Pour le dire autrement et avec les mots de Jacques Commaille, l’obligation de la soumission à la règle fait de plus en plus souvent place aux soft rules et à la soft law. Ce « droit mou » désigne des règles qui ne posent pas d’obligations juridiquement sanctionnées et qui participent d’un brouillage du seuil entre droit et non-droit. Par conséquent, la parole des experts se substitue à celle des citoyens et les enjeux techniques se substituent aux enjeux politiques. Les experts sont en effet au cœur de l’ouvrage et semblent constituer des nouveaux acteurs du droits qui se situent finalement au premier plan de la scène juridique tout en œuvrant dans les coulisses en tant qu’acteurs de communautés épistémiques.

L’arrivée sur le devant de la scène de nouveaux acteurs du droit tout comme d’une nouvelle manière de faire le droit, tantôt dur, tantôt mou (mais aussi moins « pyramidal »), participe de cette façon de penser un nouvel ordre mondial, dont on trouve les marqueurs à travers les mouvements de justice globale, la défense du droit des opprimés et la multiplication des initiatives prises par des acteurs sociaux issus de la société civile. Selon J. Commaille, ce nouvel ordre montre le passage d’une légitimité légal-rationnelle à une légalité fonctionnelle. Nous pouvons en plus affirmer que le nouvel ordre dont il est question est corrélé à une remise en cause de l’Etat providence à laquelle est associée un retour en force d’un discours libéral, très XIXe siècle. Au cœur de cette transformation se trouve un phénomène, celui de la nouvelle gestion publique (New Public management) basée sur la culture du résultat. Ceci fait dire à Jacques Commaille que désormais l’Etat n’est plus tant juriste que manager ; un Etat manager au cœur duquel les comptables détiennent pour ainsi dire les clefs de la gouvernance. Cette vision lucide et critique des temps et espaces de la justice permet d’aborder, dans un troisième temps, la question plus globale des mutations actuelles de la légalité.

Les mutations actuelles de la légalité

L’activité juridique est une activité politique. Or, au niveau international, l’auteur observe une remise en cause de la démocratie représentative et pose la question de l’avènement d’une démocratie participative. De quoi s’agit-il ? D’une forme de partage et d’exercice du pouvoir, fondée sur le renforcement de la participation des citoyens à la prise de décision politique. Cependant, l’implication croissante de la société civile n’est pas sans ambiguïté. Par ailleurs, la nouvelle conception active de la citoyenneté se construit en référence à la reconnaissance de la différenciation de groupes composant la société. C’est ce dont témoigne la prise en compte de plus en plus courante du multiculturalisme qui correspond à l’institution d’une citoyenneté différenciée. Mais la vigilance s’impose face à cette rhétorique d’un nouvel esprit démocratique. Car, ce qui s’observe, c’est une reconnaissance de droits par secteurs de la société qui s’identifient par une forme d’appartenance (ethnique, genrée, sexuelle ou culturelle).

Au niveau mondial, Jacques Commaille souligne que l’on peut parler de démocratie cosmopolite via notamment les ONG qui ont pour fonction de concevoir des règles supranationales qui s’imposent où s’opposent aux Etats. Un tel travail mériterait assurément d’être approfondi, notamment en étudiant attentivement comment ces ONG agissent auprès desdites instances. Ces structures, comme le souligne l’auteur, doivent porter une éthique de conviction[2].

La judiciarisation de la vie sociale et plus encore de celle du politique constitue un autre aspect mobilisé par l’auteur. Ce processus résulterait de stratégies conjointes élaborées par des élites politiques, économiques et judiciaires agissant comme des innovateurs dans le domaine juridique. Nous pouvons sentir poindre ici une forme de concession à certains auteurs pourtant peu mobilisés dans le cadre de l’ouvrage tels que Michel Foucault ou Pierre Bourdieu lorsque l’on lit que « les élites politiques ont pour objectif de préserver leurs intérêts menacés par de nouveaux groupes sociaux. Finalement la judiciarisation du politique ne fait pas l’unanimité. L’usage du terme juristocratie en est une illustration » (p. 329). Cependant, et c’est là que point de nouveau une note d’espoir, il convient de constater que malgré tout cela, force est d’admettre que, comme dans une sorte d’inversion, le droit ne jouit plus d’un statut exclusif où il s’imposerait aux sociétés mais il naît aussi de leur effervescence. Ainsi le droit peut être à la fois un instrument de pouvoir et un moyen de contre-pouvoir comme l’illustre le cas du Gisti (Groupe d’information et de soutien aux immigrés) qui est désormais devenu un interlocuteur privilégié du Conseil d’Etat.

Enfin, trois exigences sont suggérées par la nouvelle mise en relation entre légalité et démocratie qui est corrélée au renversement de la représentation du droit (c’est-à-dire le droit d’avoir des droits, pour paraphraser Hannah Arendt) et à la jurisprudence par le bas. À l’obtention de nouveaux droits s’ajoute une conscience de l’accès au droit. Celle-ci passe donc par les trois exigences suivantes : procéduralisation, délibération et participation.

Par conséquent, un nouveau modèle de légalité suppose des espaces de délibération libre et égaux pour tous. Et l’Etat est attendu comme un acteur à part entière dans ce type d’espace afin de prendre part aux nouveaux arrangements sociaux et tirer parti de la participation des citoyens. C’est le principe d’une légalité co-construite car aux yeux de l’auteur, le paradigme de la domination (qui était en vague dans les années 1960 à 1980) n’est plus. L’enjeu, dès lors, sera de saisir les données possibles d’une régulation polycentrique et de définir ainsi les conditions de la légalité qui est au fondement même de la légitimité du politique. Et cela, parce que le droit est et reste indissociable des sociétés dans lesquelles il œuvre (p. 381).

Conclusion

Au final, À quoi nous sert le droit ? rend la part belle aux travaux de Max Weber, auteur longtemps déconsidéré en France, pourtant précurseur de la sociologie du droit. Par effet de miroir, l’ouvrage témoigne d’une certaine dureté vis-à-vis d’Emile Durkheim. Page 21, l’auteur écrit en effet que « la sociologie s’est longtemps satisfaite d’une disqualification du droit comme objet de recherche » et un peu plus loin, toujours sur la même page, Jacques Commaille regrette « le silence de la sociologie française sur le droit ». Un tel point de vue porte à discussion. Aux yeux d’Emile Durkheim, le droit est au fondement de sa sociologie puisque, selon lui, le droit constitue un fait social représentatif des deux types de solidarités, mécanique et organique ; dans les sociétés où prévalent la solidarité mécanique, c’est-à-dire les sociétés simples, le droit a pour fonction de préserver l’uniformité, la similitude entre ses membres. À l’inverse, l’auteur de La division du travail social[3] considère que dans les sociétés où prévaut la solidarité organique, c’est-à-dire les sociétés complexes, le droit à pour objectif de réguler les différences. Autrement dit, dans un cas nous constatons le maintien de la règle, dans l’autre l’encouragement de systèmes de régulation. Ainsi, les sociétés traditionnelles en lesquelles prévalent la solidarité mécanique sont celles qui le mieux privilégient un droit répressif, autrement dit pénal. Tandis que les sociétés à solidarité organique, fondées sur de nombreuses relations (dont celles de marché) sont celles qui auraient vu se développer le mieux un droit coopératif[4]. Emile Durkheim semble en effet être le grand absent parmi les auteurs convoqués dans ce livre alors même qu’une grande partie de La division du travail social est dédiée à ces questions. (L’occurrence « droit » apparaît à 423 reprises dans le tome 1 de La division du travail social, soit, en moyenne, plus de deux fois par page).

Pour terminer, se pose la question du « nous » du titre. L’ouvrage aurait en effet pu aussi s’intituler À quoi sert le droit ou Qui se sert du droit ? Deux questions posées au terme de la quatrième de couverture[5]. La réponse semble complexe puisque le droit est un outil de régulation des sociétés qui admet une pluralité de sujets et d’acteurs. Il sert aux sujets de droit que nous sommes toutes et tous. Il sert aussi, et c’est ce que Jacques Commaille montre bien, à une pluralité d’acteurs, à commencer par les professionnels du droit et ensuite par les experts du droit. Il sert encore au sociologue, car le droit permet de révéler les mutations des régulations sociales et des politiques des sociétés contemporaines. C’est ce que réalise bien Commaille, tout particulièrement dans la conclusion de l’ouvrage où il appelle à atteindre un idéal démocratique fondé « sur la restauration d’une référence commune et sur une implication citoyenne permise par des modes réels de procéduralisation, de délibération et de participation » (p. 388).

[1] Rudolf von Jehring, La lutte pour le droit, Paris, Dalloz, 2006 [1872].

[2] Max WEBER, Le savant et le politique, Plon, 10/18, Paris 1995.

[3] Emile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 2007 [1893].

[4] Aude Lejeune et Mauricio Garcia Villegas, « La sociologie du droit en France : de deux sociologies à la création d’un projet disciplinaire », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 66, 2011.

[5] Notons que le titre À quoi sert le droit est celui d’un ouvrage de François Ost (Bruxelles, Bruylant, 2016).


Régis Schlagdenhauffen, « Fonction du droit. À propos de Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ? », Paris, Gallimard, 2015, dans Grief, n°4, 2017, p. 162-67.

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