Les “criminels professionnels” et les “asociaux” restent sans doute
deux des groupes les plus méconnus de l’histoire des camps de concentration nazis (1933–1945). En effet, la plupart des études sur l’univers concentrationnaire réalisées jusqu’à aujourd’hui concernent soit certains camps (Auschwitz, Buchenwald, Dachau, etc.) soit la destinée collective de certains groupes (les juifs, les politiques, les Témoins de Jéhovah, les homosexuels, etc.). Dans un cas comme dans l’autre, les travaux dont il est question s’appuient sur des sources laissées le plus souvent par des internés politiques. Ces derniers ne sont toutefois pas avares sur les “criminels” et “asociaux” qui transparaissent presque toujours dans les récits de déportation comme des êtres avides, cupides ou encore violents. L’absence de contre-perspective, tout comme l’absence de connaissances objectives sur la destinée des criminels et asociaux en camps de concentration a, jusqu’à présent, laissé une zone d’ombre que le travail de Julia Hörath vient enfin éclairer.
Certes, cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat (soutenue en 2013) ne fait qu’ouvrir un champ de recherche qui mériterait d’être investigué plus en profondeur, toutefois, à travers une étude systématique des sources, il nous éclaire sur la période d’avant-guerre, soit jusqu’à 1938. Cette période, il convient de le souligner est souvent placée en arrière- plan, dès lors qu’il est question de camps de concentration nazis. L’étude de Julia Hörath a donc le mérite d’offrir une généalogie des politiques d’internement en prenant pour focale ces deux groupes et permet en ce sens de mieux comprendre la politique d’hygiène raciale nazie qui n’a cessé de prendre de l’ampleur.
L’ouvrage, en tant que tel, est constitué en six parties retraçant la mise en œuvre de la politique d’internement et de mise au ban de la société des »asociaux« et »criminels professionnels« jusqu’à la veille de la guerre. Le premier chapitre a pour objectif d’expliciter l’avant national-socialisme et de montrer comment les idées d’internement, de mise au ban et de rééducation par le travail avaient été mises à l’épreuve et distillées depuis les années 1880 c’est-à-dire depuis l’apparition de la criminologie en Allemagne.
Le premier chapitre décrit donc une phase d’expérimentation conceptuelle (1880–1933) durant laquelle la »déviance« et la »délinquance« étaient déterminées, contrôlées et réprimées comme des comportements s’écartant des normes sociales. Les cinq chapitres suivants constituent l’étude à proprement parler et l’analyse de la mise en œuvre de cet appareil conceptuel dont l’objectif était de débarrasser l’Allemagne d’alors de toutes les personnes ayant des »comportements sociaux indésirables«. L’hygiène raciale constitue donc le pilier permettant de comprendre le motif d’internement en camp de concentration de nombreux groupes, à commencer par les “asociaux”.
Les fondements de l’internement en camp de concentration des »asociaux« et des »criminels professionnels« se fondent donc sur les concepts d’hygiène raciale et de biologie criminelle ainsi que sur l’idée selon laquelle seule leur détention préventive permettrait à la société de s’en protéger. La Bettlerrazzia ou “rafle des mendiants” de septembre 1933 constitue le premier grand acte de mise à l’écart d’une partie des “asociaux”. Julia Hörath montre de manière convaincante comment les forces de police, le ministère de l’Intérieur du Reich, les gouvernements des différents Länder, les services sociaux de l’État tout comme les bureaux du NSDAP ont, dès cet instant, travaillé conjointement pour mettre en œuvre un traitement spécifique et eugéniste destiné à toutes les personnes et catégories considérées comme »inférieurs« et »asociaux«. À cela s’ajoute un climat social et politique particulier teinté d’exclusion sociale et de dénonciations: dès lors, fainéants, alcooliques, joueurs compulsifs, homosexuels et proxénètes sont de plus en plus souvent envoyés dans des camps de concentration, allant jusqu’à fournir durant la période après 1935 la majorité des prisonniers dans certains camps.
Dans la chronologie qu’elle établit, l’auteure montre aussi que les premiers camps de concentration, qui étaient soumis à des acteurs et institutions divers, ont constitué les prémisses du système organisé qui se développera après 1935: opposant ici un système concentrationnaire prussien à un système bavarois (dont Dachau sera l’exemple). En outre, Julia Hörath montre comment ces premiers camps, intégrés dans le système de protection sociale et d’hébergement institutionnel pénitentiaire, étaient spatialement reliés aux maisons de travaux forcés (Zuchthäuser) préexistantes. Ceci a conduit à ce que la frontière entre les deux formes d’établissements de rééducation par le travail s’estompât progressivement. Ce processus est illustré à travers quelques études de cas qui, malheureusement, restent trop parcellaires – alors même qu’elles auraient permis de singulariser et personnaliser des parcours significatifs d’”asociaux” et “criminels professionnels”. “Au terme de l’ouvrage, Julia Hörath ouvre son étude par une perspective sur les pratiques de persécution à partir de 1938. Elle conclut d’une manière plutôt convaincante que les arrestations massives y compris l’Aktion “Arbeitsscheu Reich” (action contre les fainéants
du Reich) de juin 1938 qui conduisit à l’arrestation d’environ 10 000 personnes s’inscrivaient d’une part, dans la continuité des pratiques
à l’œuvre durant la première moitié des années 1930, et d’autre part répondaient à une évolution des conditions et objectifs institutionnels et organisationnels du système. En outre, l’internement de “détenus préventifs” dans les camps de concentration a été motivé par des raisons économiques à partir de juin 1938 au même titre que celui des Sintis et Roms tout comme (pour partie) de celui des juifs.
En conclusion, l’ouvrage ouvre de nombreuses perspectives, d’une part pour mieux comprendre comment les nazis ont établi la politique d’exclusion et d’internement d’une partie de la population du Reich; d’autre part pour tenter de saisir, à travers une étude qui resterait encore à réaliser, la pleine place des triangles noirs (“asociaux”) et des triangles verts (“criminels professionnels”) au sein de l’univers concentrationnaire nazi durant la Seconde Guerre mondiale.
Julia Hörath, »Asoziale« und »Berufsverbrecher« in
den Konzentrationslagern 1933 bis 1938, Göttingen (Vandenhoeck & Ruprecht) 2017, 387 p.
Recension publiée dans: Francia Recensio, n°1, 2019. En ligne :