À propos d’une rencontre … Numa Praetorius et Georges Eekhoud

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Georges Eekhoud

En mars 1899, Numa Praetorius (alias Eugène Wilhelm) relate pour la première fois dans son journal intime l’existence du roman de Georges Eekhoud, Escal Vigor. Il y effectue alors un vague parallèle entre celui-ci et l’oeuvre du poète et philosophe anglais, Edward Carpenter, L’amour homogénique publiée cinq ans plus tôt, c’est-à-dire en 1894. A cette époque, les ouvrages traitant de l’uranisme sont rares… et plus rares encore ceux qui présentent cette « orientation » d’une manière positive.

Ensuite, il faut attendre deux mois avant de pouvoir retrouver une autre entrée liée à Eekhoud dans le journal intime de Wilhelm. Ces deux mois représentent le temps qu’il a fallu pour qu’Eugène Wilhelm puisse prendre attache avec Eekhoud, et cela par l’intermédiaire de Magnus Hirschfeld. Ainsi, dans un extrait de son journal daté du lundi 19 Juin – lundi 3 juillet 1899, Eugène Wilhelm note : « Par Hirschfeld, j’ai envoyé une lettre à Eekhoud en ajoutant un exemplaire du Jahrbuch et en annonçant ma visite à Bruxelles. Il a répondu très aimablement en envoyant un exemplaire de ses « Communions ». Il s’est déclaré prêt à collaborer au Jahrbuch, il admire la campagne courage[use] des uranistes Allemands et s’est déclarer prêt à me recevoir. Je suis très curieux de faire sa connaissance[1]. »

Le voeux de Wilhelm ne tarde pas à se réaliser puisque les deux hommes font effectivement connaissance, à Bruxelles, entre le lundi 14 et le jeudi 17 août 1899. Selon Wilhelm, Eekhoud est « un homme charmant, moins exalté et romanesque que ses livres, aux dehors belges et presque prudhommesques, quoique une expression bien fine et intelligente dans la figure[2]. » Cette rencontre entre deux intellectuels partageant la même passion, marque le début d’une correspondance et d’un engagement réciproque. D’emblée, Eekhoud affirme à Numa Praetorius qu’il accepte de collaborer au Jahrbuch (id est les Annales des intermédiaires sexuels d’Hirschfeld) en lui promettant l’envoi d’une « bibliographie » et d’un « article » pour la deuxième livraison des Annales. La promesse est tenue puisque il s’agit à cet endroit de l’article sur Duquesnoy, ainsi que d’une bibliographie commentée par Eekhoud lui-même de son oeuvre qui permettra à Eugène Wilhelm de rédiger son fameux « Avant propos » (Georges Eekhoud. Ein Vorwort).

L’année suivante, en 1900, nous apprenons à travers une autre entrée du journal intime d’Eugène Wilhelm qu’« Eekhoud [lui] écrit qu’Escal-Vigor a été saisi dans certaines parties de la Belgique ; [et que] lui même risque d’être poursuivi » (1-15 Janvier 1900). Chose confirmée en février par une nouvelle lettre d’Eekhoud (9-25 Février 1900) « Eekhoud m’écrit qu’il va être décidément poursuivi à cause d’Escal-Vigor ».

Ces deux lettres relatée par Wilhelm témoignent en premier lieu d’une confiance réciproque. Mais elles peuvent aussi laisser penser que, si Eekhoud s’adresse en ces termes à Wilhelm c’est qu’il espère peut-être que les attaques dont il est l’objet ne le laisseront pas indifférent. En effet, en très peu de temps, Wilhelm (ou plutôt Numa Praetorius) est devenu la cheville ouvrière entre le monde francophone et le monde germanophone du tout nouveau mouvement d’émancipation homosexuelle qui s’est créé. Mais plus encore, grâce à sa formation universitaire en droit, il est devenu le spécialiste des questions relatives à l’homosexualité d’un point de vue juridique. Ce dernier point permet de comprendre pourquoi ce critique de littérature par passion, est avant tout un juriste averti. Ces deux facettes de sa personnalité se retrouvent dans les deux derniers textes publiés par Numa Praetorius sur Eekhoud dans les Annales à savoir « Le Procès de Georges Eekhoud pour son roman Escal-Vigor » et « Georges Eekhoud. L’autre vue ».

Escal-VigorÀ travers les lignes qui suivent, je me propose de présenter, dans ses grands traits, le parcours biographique de cet « avocat de la cause homosexuelle », de cet érudit qui fut critique littéraire par passion toute sa vie durant et successivement magistrat et avocat durant sa carrière professionnelle. Eugène Wilhelm (1866-1951) est un personnage aux multiples facettes qui a laissé un colossal journal intime (66 carnets rédigés entre 1885 et 1951, soit plus de 7000 pages) dont seuls quelques carnets ont pour l’heure été déchiffrés et retranscrits[3]. En Alsace, sa terre d’origine, il a marqué la mémoire du barreau de Strasbourg de son empreinte de 1919 jusqu’à son décès en 1951. Mais il aussi, et surtout, marqué la mémoire des mouvements homosexuels français et allemand en tant qu’auteur, sous le pseudonyme de Numa Praetorius, de plus d’une centaine d’articles scientifiques, juridiques et littéraires, d’environ un millier de critiques d’ouvrages (tous ayant trait à la sexualité en général et à l’homosexualité en particulier).

Né en 1866 à Strasbourg, Eugène est le fils d’un commerçant protestant, Daniel Wilhelm. Suite à l’obtention de son baccalauréat au gymnase protestant de Strasbourg, il effectue ses études de droit à la Kaiser-Wilhelm-Universität de Strasbourg où il obtient, en 1890, le titre de Dr. iur. après avoir soutenu sa thèse intitulée Das Moment der Rechtswidrigkeit bei der Beleidigung (L’instant d’illéicité en cas d’injure). On le retrouve ensuite en tant que référendaire dans plusieurs tribunaux d’Alsace et de Lorraine, jusqu’à sa nomination, en novembre 1893, en tant que juge assesseur au tribunal d’instance de Strasbourg. Sa carrière connaît son point culminant en 1906, lorsqu’il est nommé juge général au tribunal de Strasbourg. Mais afin d’éviter un scandale homosexuel il démissionne en avril 1908 et disparaît du monde des juristes jusqu’en 1918[4].

L’objectif affirmé de cette démission était d’éviter une révélation publique de l’homosexualité d’Eugène Wilhelm. En effet, il avait toujours craint qu’une révélation publique de son orientation sexuelle ne puisse nuire un jour à la réputation de sa famille, qui appartenait à la haute société protestante strasbourgeoise. Malgré ces précautions, l’homosexualité d’Eugène Wilhelm est rendue publique en 1914 dans un pamphlet adressé au Reichskanzler par le publiciste antisémite Emil Wittes. « Numa Praetorius est en fait le Dr. Eugène Wilhelm ; ancien conseiller judiciaire du barreau de Strasbourg, congédié pour homosexualité[5] ». Dans la mesure où la véritable identité de Numa Praetorius est dévoilée en 1914, il est possible de dire que c’est grâce à la guerre, mais surtout grâce à la victoire des alliés sur l’Allemagne en 1918 que la carrière professionnelle d’Eugène Wilhelm a pu connaître un second souffle lors du retour à la France des Provinces perdues.

En 1919, au lendemain du retour de l’Alsace à la France, Eugène Wilhelm est nommé avocat avoué, et c’est ainsi qu’il réapparaît dans l’arène des juristes, notamment grâce à sa bonne connaissance de la langue française, à une époque où, il convient de le souligner, rares étaient les avocats francophones en Alsace. C’est aussi sa connaissance du français qui a fait de lui un soutien indispensable à la publication régulière de la Revue juridique d’Alsace Lorraine de 1919 à 1938.

En octobre 1940, quelques mois après l’annexion de fait de l’Alsace et de la Moselle par le régime nazi, Eugène Wilhelm est arrêté par la police d’occupation et incarcéré à la prison de la rue du Fil à Strasbourg et déporté dans un commando extérieur du camp de Schirmeck pour homosexualité. Malgré les mauvais traitements subis, il survit à cette effroyable expérience et au lendemain de sa libération, à la toute fin de l’année 1940, il décide de prendre sa retraite d’avocat et adresse sa démission au bâtonnier du barreau de Strasbourg, alors âgé de 74 ans. Du lendemain de la guerre, jusqu’à son décès en 1951, il se retire dans la demeure familiale qui se trouve à l’angle de l’avenue d’Alsace et du quai Zorn.

C’est par ses publications et ses travaux qu’Eugène Wilhelm s’est fait connaître (sous le pseudonyme de Numa Praetorius). Ses travaux sont nombreux et variés. Ils touchent bien entendu au droit, mais aussi à la littérature, la sexologie et l’anthropologie culturelle. D’ailleurs, déjà en 1922, Magnus Hirschfeld, connu pour être le père fondateur du tout premier institut de sexologie (créé à Berlin) rendit un vibrant hommage à Numa Praetorius qu’il considérait comme son collaborateur le plus productif en affirmant que « [Numa Praetorius ist] der weitaus produktivste Mitarbeiter der Jahrbücher[6] ».

Le pseudonyme choisi par Eugène Wilhelm constitue en fait une référence explicite à un autre auteur Karl Heinrich Ulrichs, juriste allemand du XIXe siècle. Ulrichs est connu pour être un des précurseurs du mouvement d’émancipation homosexuel, puisque déjà en 1867 il avait réclamé lors du congrès des juristes allemands la dépénalisation des relations entre hommes. L’ensemble des publications d’Ulrichs ayant trait à ces questions a été publié sous le pseudonyme Numa Numantius. Ainsi, c’est à la fois en hommage mais aussi à la suite d’Ulrichs que Wilhelm a choisi pour nom de guerre Numa Praetorius (puisque en latin, praetorius est une référence à la garde prétorienne qui est une unité militaire d’élite) et c’est sous ce nom qu’il publia plus de 130 articles en français et en allemand[7].

S’agissant des publications de Numa Praetorius en langue française, la toute première date de 1909, c’est-à-dire quelques mois après sa démission en tant que juge. L’article qu’il a publié porte sur l’homosexualité en France et en Allemagne. C’est à ce moment que Numa Praetorius s’engage publiquement dans la controverse appelée l’« Affaire Paris-Berlin ». Cette controverse déchira des intellectuels Français et Allemands entre 1904 et 1914 autour de la question suivante : Qui de Paris ou de Berlin est la capitale de l’homosexualité – autrement dit l’homosexualité était-elle avant tout un « vice français » ou bien un « vice allemand » (pour reprendre les termes de l’époque) ? Cette affaire qui ne trouva son dénouement qu’avec la Première Guerre mondiale, se faisait en fait l’écho des tensions politiques et militaires qui opposaient la France et l’Allemagne. Que ce soit au sujet des « provinces perdues », l’Alsace-Lorraine ou bien de nouvelles conquêtes coloniales tel que le Maroc. La question qui se posait était de savoir lequel des peuples ; lequel des deux pays, était le plus à même d’incarner l’Etat viril et quelle était le statut des Alsaciens au sein de ce débat passionné ?

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Notes

[1] Retranscription réalisée par Kevin Dubout (Université Humboldt de Berlin).

[2] Idem.

[3] Travail de lecture et de transcription réalisé par Kévin Dubout et Régis Schlagdenhauffen.

[4] PrGSta [Preussische geheimstaatsarchiv] I Ha Rep 89, Nr. 17478 (f. 122), 17479 (f. 193), 17480 (f. 104, 105, 145 et 156).

[5] Emil Wider Witte, Das Juden- und Kynädenregiment. Offener Brief an den Reichskanzler, Berlin-Friedenau, Selbstverlag, 1914, p. 30. Cf. Hartmut Walravens: Eugen Wilhelm, Jurist und Sexualwissenschaftler. Eine Bibliographie. Hamburg: Bell, 1984, 14 p. dont 12 de bibliographie.

[6] Il s’agit des Annales des sexualités intermédiaires (Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen). « [Numa Praeorius ist] der weitaus produktivste Mitarbeiter der Jahrbücher ». Magnus Hirschfeld, Von einst bis jetzt: Geschichte einer homosexuellen Bewegung (mit einem Nachwort versehen von Manfred Herzer und James Steakley), Berlin, Rosa Winkel, 1986.

[7] Ses publications peuvent êtres classées dans quatre catégories principales : les articles militants sur l’homosexualité, les recensions, critiques et biographies littéraires, historiques ou politiques, la biographie de l’homosexualité qui recense chaque année à partir de 1899 l’ensemble des ouvrages, articles, pièces de théâtre ayant un rapport l’homosexualité et enfin, à partir de 1910, des études ethnographiques.

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Mes remerciements vont à Mirande Lucien et Kevin Dubout.

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