Eugène Wilhelm et le barreau de Strasbourg

Frédéric_Eccard

Frédéric Eccard

« Notre reconnaissance va en premier lieu à Me Wilhelm dont la science juridique est sans limite et qui pendant des années a répandu les trésors de ses connaissances et l’expérience de sa longue carrière de magistrat et d’avocat dans ses notes et ses commentaires. Aussi expert en droit allemand qu’en droit français, il était particulièrement qualifié pour réunir et commenter la jurisprudence, qui a appliqué notre législation locale et qui a assuré la transition entre le droit d’avant et d’après-guerre » [1]. C’est en ces termes élogieux que Frédéric Eccard, alors président de l’association régionale des avocats des départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, ancien sénateur du Bas-Rhin et ancien bâtonnier du barreau de Strasbourg, rend hommage à Eugène Wilhelm en 1938 lorsque ce dernier décide, à l’âge de 72 ans, de quitter le secrétariat de rédaction de la Revue juridique d’Alsace Lorraine [2].

Eugène Wilhelm, cet érudit qui fut successivement durant sa carrière magistrat et avocat, expert en droit français et en droit allemand incarne un personnage atypique. En Alsace, il a marqué la mémoire du barreau de Strasbourg de son empreinte de 1919 jusqu’à son décès en 1951. Mais il aussi, et surtout, marqué la mémoire des mouvements homosexuels français et allemand en tant qu’auteur, sous le pseudonyme de Numa Praetorius, de plus d’une centaine d’articles scientifiques, juridiques et littéraires, d’environ un millier de critiques d’ouvrages tous ayant trait à la sexualité en générale et à l’homosexualité en particulier.

Eugène Wilhelm, né le 20 mars 1866 à Strasbourg, est le fils du commerçant Daniel Wilhelm. Suite à l’obtention de son baccalauréat au Gymnase protestant de Strasbourg, il effectue ses études de droit à la Kaiser-Wilhelm-Universität de Strasbourg où il obtient, en 1890, le titre de Dr. iur. après avoir soutenu sa thèse intitulée Das Moment der Rechtswidrigkeit bei der Beleidigung (L’instant d’illéicité en cas d’injure). Se destinant à la magistrature, il effectue des stages en qualité de référendaire dans plusieurs tribunaux d’Alsace et de Lorraine, jusqu’à sa nomination, en novembre 1893, comme juge assesseur à l’équivalent de notre actuel Tribunal d’Instance de Strasbourg. Sa carrière connaît son point culminant en 1906, lorsqu’il est nommé juge général au Tribunal de Strasbourg. Afin d’éviter un scandale homosexuel, il démissionne en avril 1908 et tâche de se faire oublier en devenant administrateur-séquestre, et ce jusqu’en 1918 [3].

L’objectif affirmé de cette démission est d’éviter une révélation publique de l’homosexualité d’Eugène Wilhelm. En effet, il a toujours craint qu’une révélation publique de son orientation sexuelle ne puisse nuire un jour à la réputation de sa famille, qui appartient à la Haute société protestante strasbourgeoise. Malgré ces précautions, l’homosexualité d’Eugène Wilhelm est rendue publique en 1914 dans un pamphlet adressé au Reichskanzler par le publiciste antisémite Emil Wittes. « Numa Praetorius est en fait le Dr. Eugène Wilhelm ; ancien conseiller judiciaire du barreau de Strasbourg, congédié pour homosexualité » [4]. Dans la mesure où la véritable identité de Numa Praetorius est dévoilée en 1914, il est possible de dire que c’est grâce à la guerre, mais surtout grâce à la victoire des alliés sur l’Allemagne en 1918, que la carrière professionnelle d’Eugène Wilhelm a pu connaître un second souffle lors du retour à la France des Provinces perdues.

En 1919, au lendemain du retour de l’Alsace à la France, Eugène Wilhelm obtient son inscription au barreau de Strasbourg en qualité d’avocat avoué. Le Conseil émet un avis favorable à cette demande en mars 1919 et il est admis peu après. Dans un premier temps, il continue toutefois ses activités d’administrateur-séquestre, tout en s’installant officiellement avec Eugène Zilliox 9 quai de Paris, puis cesse ses activités d’administrateur-séquestre en juillet 1919 pour exercer à titre exclusif la profession d’avocat. C’est ainsi qu’il réapparaît dans l’arène des juristes, notamment grâce à sa bonne connaissance de la langue française, à une époque où, il convient de le souligner, rares étaient les avocats francophones en Alsace. C’est aussi sa connaissance du français qui fait de lui un soutien indispensable à la publication régulière de la Revue juridique d’Alsace Lorraine de 1919 à 1938.

Les deux Eugène, Wilhelm et Zilliox, s’installent 1 place de l’Homme-de-Fer en 1927, puis 1 rue du Fossé des Tanneurs en 1931. En 1934, ils se séparent, Eugène Wilhelm reste dans les locaux du Fossé des Tanneurs et s’associe alors avec Paul Eber.

Portrait d'Eugène Wilhelm par Charles Spindler

Portrait d’Eugène Wilhelm par Charles Spindler

 

En octobre 1940, quelques mois après l’annexion de fait de l’Alsace et de la Moselle par le régime nazi, Eugène Wilhelm est arrêté par la police d’occupation et incarcéré à la prison de la rue du Fil à Strasbourg puis déporté dans un commando extérieur du camp de Schirmeck pour homosexualité. Malgré les mauvais traitements subis, il survit à cette effroyable expérience et au lendemain de sa libération, reprend son activité d’avocat 1 rue du Fossé des Tanneurs. Il exerce jusqu’au 31 mai 1948, date à laquelle il démissionne du barreau pour prendre sa retraite d’avocat. Il a alors 74 ans. Le bâtonnier lui écrit alors : « Inscrit à notre Barreau depuis 1919, vous avez su par vos connaissances juridiques approfondies, par la haute conscience dans l’exercice de votre profession, vous acquérir rapidement l’estime générale de tous les confrères de notre Ordre ». De la fin de la guerre jusqu’à son décès, le 23 octobre 1951, il vit dans la demeure familiale qui se trouve à l’angle de l’avenue d’Alsace et du quai Zorn.

C’est par ses publications et ses travaux qu’Eugène Wilhelm s’est fait connaître, sous son nom ou bien sous le pseudonyme de Numa Praetorius. Ses travaux sont nombreux et variés. Ils touchent bien entendu au droit, mais aussi à la littérature, la sexologie et l’anthropologie culturelle. D’ailleurs, déjà en 1922, Magnus Hirschfeld, connu pour être le père fondateur du tout premier institut de sexologie (créé à Berlin) rendit un vibrant hommage à Numa Praetorius qu’il considérait comme son collaborateur le plus productif en affirmant que « [Numa Praeorius ist] der weitaus produktivste Mitarbeiter der Jahrbücher“ [5].

Le pseudonyme choisi par Eugène Wilhelm constitue en fait une référence explicite à un autre auteur, Karl Heinrich Ulrichs, juriste allemand du XIXe siècle. Ulrichs est connu pour être un des précurseurs du mouvement d’émancipation homosexuel, puisque déjà en 1867 il avait réclamé lors du congrès des juristes allemands la dépénalisation des relations entre hommes. L’ensemble des publications d’Ulrichs ayant trait à ces questions a été publié sous le pseudonyme de Numa Numantius. Ainsi, c’est à la fois en hommage mais aussi à la suite d’Ulrichs que Wilhelm a choisi pour nom de guerre Numa Praetorius (puisque en latin, praetorius est une référence à la garde prétorienne, une unité militaire d’élite) et c’est sous ce nom qu’il publia plus de 130 articles en français et en allemand [6].

S’agissant des publications de Numa Praetorius en langue française, la toute première date de 1909, c’est-à-dire quelques mois après sa démission en tant que juge. L’article qu’il a publié porte sur l’homosexualité en France et en Allemagne. C’est à ce moment que Numa Praetorius s’engage publiquement dans la controverse appelée l’« affaire Paris-Berlin ». Cette controverse déchire des intellectuels Français et Allemands entre 1904 et 1914 autour de la question suivante : Qui de Paris ou de Berlin est la capitale de l’homosexualité – autrement dit l’homosexualité est-elle avant tout un « vice français » ou bien un « vice allemand » (pour reprendre les termes de l’époque) ? Cette affaire qui ne trouvera son dénouement qu’avec la première Guerre mondiale, se fait en réalité l’écho des tensions politiques et militaires qui opposent alors la France et l’Allemagne, que ce soit au sujet des « provinces perdues », l’Alsace-Lorraine, ou bien de nouvelles conquêtes coloniales telles que le Maroc. La question qui se pose est de savoir lequel des peuples, lequel des deux pays, est le plus à même d’incarner l’Etat viril et quel est le statut des Alsaciens au sein de ce débat passionné ?

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Notes

[1] Frédéric Eccard, « Hommages », Revue juridique d’Alsace et de Lorraine, 19, n° 11 (1938): pp. 557-61.

[2] Ce témoignage de reconnaissance est redoublé par celui des nouveaux rédacteurs de la revue (F. Simon et G. Struss), qui rappellent que depuis 1920 à 1938, « notre éminent confrère Me Wilhelm, avocat du Barreau de Strasbourg, avait assumé la lourde tâche de la rédaction avec la collaboration distinguée de M. le Doyen Duquesne ainsi que de Mes Degand et Kornprobst, avocats ». Fernand Simon et Gilbert Struss, « Note », Revue juridique d’Alsace et de Lorraine, 19, no. 11 (1938): pp. 558-61.

[3] PrGSta [Preussische geheimstaatsarchiv] I Ha Rep 89, Nr. 17478 (f. 122), 17479 (f. 193), 17480 (f. 104, 105, 145 et 156).

[4] Emil Wider Witte, Das Juden- und Kynädenregiment. Offener Brief an den Reichskanzler, Berlin-Friedenau, Selbstverlag, 1914, p. 30. Cf. Hartmut Walravens: Eugen Wilhelm, Jurist und Sexualwissenschaftler. Eine Bibliographie. Hamburg: Bell, 1984, 14 p. dont 12 de bibliographie.

[5] Il s’agit des Annales des sexualités intermédiaires (Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen). « [Numa Praeorius ist] der weitaus produktivste Mitarbeiter der Jahrbücher ». Magnus Hirschfeld, Von einst bis jetzt: Geschichte einer homosexuellen Bewegung (mit einem Nachwort versehen von Manfred Herzer und James Steakley), Berlin, Rosa Winkel, 1986.

[6] Ses publications peuvent êtres classées dans quatre catégories principales : les articles militants sur l’homosexualité, les recensions, critiques et biographies littéraires, historiques ou politiques, la biographie de l’homosexualité qui recense chaque année à partir de 1899 l’ensemble des ouvrages, articles, pièces de théâtre ayant un rapport l’homosexualité et enfin, à partir de 1910, des études ethnographiques.

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