Compte rendu du Colloque “Les sciences sociales face au foisonnement biographique”

Organisé avec le soutien de l’IRIS-EHESS et du Laboratoire d’excellence « Ecrire une histoire nouvelle de l’Europe » (LabEX EHNE), le colloque « Les sciences sociales face au foisonnement biographique » s’est tenu les 9-10-11 mars derniers à l’EHESS (Paris).

Ce colloque s’inscrivait dans la continuité d’un séminaire de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales sur l’analyse des données biographiques, organisé par Veronika Duprat-Kushtanina et Constance Perrin-Joly depuis 2013, que Régis Schlagdenhauffen avait rejoint en 2015. À cette occasion, il s’agissait de faire le point sur l’usage dans les recherches de la méthode biographique (qualitative ou quantitative) que ce soit en sociologie, en histoire, en psychologie ou dans des sciences connexes.

Le colloque a débuté par une demi-journée axée sur l’empirie au travers d’ateliers collaboratifs d’analyse d’entretiens biographiques, selon les méthodes allemandes mises en œuvre lors d’un atelier d’analyse textuelle proposé par Elise Pape et Constance Perrin-Joly. Cette journée proposait de creuser le thème de l’évaluation biographique des politiques publiques ou organisationnelles, alternant travail sur matériaux et discussions, en français et en anglais. Il s’appuyait sur la participation d’un groupe de recherche franco-allemand sur l’analyse biographique des politiques. Donner à voir le matériau d’enquête et inviter les participants à l’analyser, en guide d’introduction du colloque, était fondé sur un parallèle avec le travail inductif de recherche en sciences sociales. Ce fut l’occasion d’entendre Catherine Delcroix qui présentait le travail d’un groupe franco-allemand s’intéressant à l’apprentissage et l’usage des langues par les migrant.e.s en France et en Allemagne, comme point d’entrée de leur analyse des politiques publiques. Puis chaque participant a pu réagir dans deux ateliers en parallèle à deux entretiens : l’un tiré des travaux du groupe franco-allemand, le second proposé par Constance Perrin-Joly était celui d’un directeur d’entreprise en Ethiopie, il s’inscrivait dans un travail exploratoire préparant un projet collectif de plus grande ampleur[1]. Les participants avaient la liberté de commenter ligne à ligne le matériau proposé, d’avancer des hypothèses. Puis l’intervenante, restée muette pendant l’exercice, essayait d’utiliser les propositions d’interprétation qui lui paraissaient les plus pertinentes pour exposer à son tour l’analyse qu’elle faisait de l’entretien, eu égard à la connaissance qu’elle avait par ailleurs du terrain et du sujet. Enfin la journée s’est clôturée par la discussion de deux grands témoins : Gina Atzeni, chercheure à l’Université de Munich, et Jérémie Gauthier post-doctorant à l’EHESS.

Les deux journées suivantes ont suivi un programme plus classique alternant conférences plénières et ateliers. Les tables rondes ont confronté le point de vue de chercheurs sur la diversité des méthodes, la parole inaudible, les biographies et les politiques publiques. Enfin une table ronde conclusive animée par les organisateurs.trices exposait une synthèse de chaque atelier. Parmi ces tables rondes, nous nous proposons de présenter ici deux intervention : la présentation de Michel Anteby (Associate Professor of Organizational Behavior & Sociology) et celle de Nicolas Duvoux (prof. de sociologie, Université Paris 8). La première parce que bien qu’exposée en anglais, était très claire, notamment grâce à un powerpoint qui donne à voir les données de terrain, souvent avec beaucoup d’humour, et est revenue sur des enjeux de la méthode ethnographique. Michel Anteby analyse les zones de friction sur le terrain d’enquête comme autant de « mécanismes de résistance » qu’il convient de creuser. L’auteur part de trois expériences de recherche (sur la pratique de la perruque en usine (le fait de fabriquer des objets à usage personnel avec du matériel que l’usine destine à la réalisation du travail de production), la circulation des cadavres pour l’enseignement en médecine légale, et enfin l’auto-ethnographie de l’auteur en tant qu’enseignant-chercheur à la Harvard Business School. Il démontre que chaque résistance sur le terrain éclairait la question de recherche, chaque résistance constitue une façon de résister qui fait apparaître l’identité spécifique du groupe social. Ainsi les professeurs de HBS répondent par un silence aux questions de l’enquêteur de la même manière qu’ils se refusent à exprimer une norme morale à leurs étudiants, les encourageant à discerner par eux même le bien du mal. De même les médecins légistes de certains états bloquent la participation du chercheur aux congrès professionnels comme ils luttent contre les « brokers » qui fournissent les universités en cadavres, défendant ainsi leur espace professionnel. Les ouvriers tournent en dérision les questions posées par le questionnaire diffusé par le chercheur, ils refusent ainsi, dans un climat de travail tendu, d’être réduits à l’aspect illicite de leur activité professionnelle (la perruque).

La seconde intervention dont nous proposons de rendre compte est celle de Nicolas Duvoux, lors de la dernière plénière. Se fondant sur ses travaux sur les bénéficiaires du RMI, puis du RSA d’une part et sur une recherche sur une fondation philanthropique américaine, l’orateur défend l’idée selon laquelle on n’assiste pas à un démantèlement de l’Etat social mais à une recomposition de ce dernier avec la prise en compte de plus en plus grande des biographies individuelles. La pression s’accroit en particulier sur les bénéficiaires à qui il est demandé de s’impliquer dans les dispositifs. Ce changement implique une transformation des inégalités et une segmentation des classes populaires. En conséquence le recours à la méthode biographique en sciences sociales, loin de nier l’influence des structures sociales, permet de comprendre les ressources dont certains individus peuvent bénéficier, les capitaux cachés car si les catégories populaires sont dominées, elles ne sont pas démunies, certaines franges de celles-ci pouvant trouver un intérêt dans la recomposition de l’aide sociale.

Parmi les treize ateliers proposés, nous ne rendrons compte ici que de deux ateliers : l’atelier 6 du fait du caractère novateur de son thème (il portait sur l’identité numérique) d’une part et l’atelier 10 d’autre part qui en invitant au dialogue disciplinaire s’inscrit dans une ambition centrale du colloque.

L’atelier 6 a en effet constitué un des axes du colloque qui semblait pouvoir réunir des travaux innovants, non pas tant parce qu’il est censé parler de nouvelles technologies, mais parce que ces dernières via les blogs, les réseaux sociaux, proposent d’une part de nouvelles formes de mise en scène de soi, d’autre part l’accès à un important matériau biographique pour les chercheurs. Ce n’est cependant finalement pas tant sur le second axe que les communicants ont orienté leur travail, à savoir une réflexion méthodologique sur l’usage de ce matériau biographique numérique, que sur le premier axe, sur l’usage que les internautes faisaient de ces nouveaux espaces de mise en scène de soi. Trois communications ont présentées : Tamires Ferreira Coëlho a travaillé sur l’usage de Facebook par des femmes brésiliennes dans une région rurale et pauvre, où la domination masculine reste éminemment prégnante. Cette écriture (et mise en image) de soi, plus dramatisation qu’argumentation, lui apparait comme un moyen de s’affranchir des normes qui leur sont imposées et ainsi peu à peu de développer l’embryon d’une parole politique.

C’est un autre récit de soi qu’a interrogé Josselin Tricou, ou plus exactement une absence de récit de soi, en étudiant les blogs catholiques. Il montre que les pratiques d’écriture centrées sur la vie quotidienne catholique locale ou sur l’exégèse sont similaires entre les femmes laïques et les prêtres, prolongeant ainsi une dévirilisation de ces derniers (le terme d’émasculation qu’il a également utilisé a d’ailleurs suscité le débat). Il étudie en contre point un cas de blog assuré par un collectif de prêtres qui affirment au contraire une masculinité entrepreneuriale, proche du nouvel esprit du capitalisme (nous vous recommandons à cet effet d’aller consulter le padreblog) ce blog ayant un important écho dans la « cathosphère » et développant un contenu politique.

Sylvie Fabre traite également de cet entrepreneuriat de soi, mais du point de vue de la sémiotique en analysant les profils de deux réseaux sociaux professionnels Viadeo et LinkedIn. Alors que sur ces réseaux les utilisateurs pensent être les metteurs en scène de leur personal branding, elle nous montre que les profils qui s’autonomisent par rapport à leur auteur, le support contraignant le discours, le profil étant ainsi co-construit par l’auteur, le site mais aussi les autres utilisateurs.

L’intérêt de cet atelier était que confronter des travaux nous donnent à voir une tension entre Le web et les réseaux sociaux comme des espaces d’émancipation, et en même temps de très fortement normés. Ces normes sont à la fois liées à la technologie et sa traçabilité, au support[2]; ces deux facteurs (technologie et support) faisant la spécificité du discours biographique numérique, mais ces normes sont aussi le reflet des normes sociales dominantes, ce qui est commun à l’ensemble des discours biographiques.

Il conviendrait en conséquence d’identifier plus systématiquement dans quelles conditions l’émancipation prend le pas sur la contrainte, peut-être pas toujours selon des lignes de partage classiques entre dominants et dominés du point de vue de la classe sociale, du niveau de diplôme ou du genre, puisque les réseaux sociaux peuvent apparaître comme dans l’exemple brésilien comme un moyen de faire entendre des voix faibles.

L’atelier 10 proposait faire discuter plusieurs disciplines sur l’usage de la méthode biographique. Il ressort de cet atelier que dominent davantage les différences intradisciplinaire qu’interdisciplinaire. Le dialogue s’est donc rapidement engagé entre Marie Carcassonne, en science du langage, Marichela Vargas Polack psychologue, Guillaume Payen, qui croise histoire et philosophie, Véronique Muscianisi en arts du spectacle et l’ensemble des participants.

Chacun mobilisait une grande diversité de données biographiques et de terrain. Marie Carcassonne analysait 11 entretiens réalisés par ces étudiants auprès d’expert-comptables ; Marichela Vargas Polack fondait sa présentation sur l’usage de la biographie certes dans l’enseignement et la recherche mais aussi dans les consultations spécialisées en psychologie fondées sur des histoires de vie, Guillaume Payen a pour sa part réalisé une biographie d’Heiddegger, et Véronique Muscianisi s’est investi dans une enquête ethnographique dans une troupe de mime contemporain.

Comme nous l’avons souligné, les communications ont aisément dialogué, s’entendant généralement sur un socle épistémologique commun. Elles partent d’une approche constructiviste de la biographie, très focalisé sur la forme que celle-ci prend. En particulier les communications de Marichela Vargas Polack et Marie Carcassonne considèrent les biographies comme le résultat d’une co-construction entre le locuteur, l’interlocuteur dans un contexte particulier, l’auteur est acteur de son récit en fonction de la manière dont il définit la situation d’élocution et de l’image qu’il se fait de ses interlocuteurs. Ce point de départ permet à Marie Carcassonne d’avoir une analyse de la forme des récits et du processus d’identité narrative qui s’y constitue.

Cette attention à la forme des discours n’est pas sans faire écho au travail de la première journée de ce colloque lors des ateliers collaboratifs, où l’on a mis en œuvre une analyse ligne à ligne, avec des contributeurs qui n’étaient ni experts du sujet ni du projet dans lequel ces entretiens prenaient place et qui du coup étaient d’autant plus attentifs au texte. Cette focalisation sur les mots et les structures pose question lorsque l’on travaille sur des matériaux dans d’autres langues, ce qui était le cas de Guillaume Payen qui a choisi de revenir aux textes originaux de Heidegger en allemand, ou de l’un des ateliers collaboratifs où les entretiens étaient proposés aux participants en anglais et en français.

Tout en étant fasciné par la puissance de l’analyse du texte biographique, on peut toutefois identifier un risque, sans doute à l’aune du positionnement de sociologue, d’être happé par ce texte. La menace est alors de perdre de vue les interactions avec les structures sociales, d’abandonner l’ambition de la montée en généralité, bref de se laisser enfermer par le récit.

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Le travail d’écriture et d’organisation a été le fruit d’une collaboration collective et nous souhaitons par l’usage d’un nom collectif rendre justice à la participation de chacun et souligner un résultat qui dépasse la somme des travaux individuels. CollectiF.B. désigne donc : Emeline Dion, Veronika Duprat-Kushtanina, Elsa Lagier, Elise Pape, Constance Perrin-Joly, Juliette Plé, Pierrine Robin, Bérengère Savinel & Regis Schlagdenhauffen.

Notes

[1] Le projet collectif s’intitule : ETHI : Faire des affaires et faire le bien dans un pays du Sud. Il associe Pauline Barraud de Lagerie, Laure Béréni, Elodie Béthoux, Hélène Bretin, Veronika Duprat-Kushtanina, Nathalie Ferré et Constance Perrin-Joly.

[2] Il conviendrait ici de comparer les différents réseaux sociaux, les usages spécifiques que chacun d’eux impose.

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