Tous les homosexuels d’Europe ont-ils été déportés ?

La déportation des homosexuels, question à la fois historique et politique a suscité l’intérêt, à partir de la fin des années 1970, en raison des mobilisations en faveur de la reconnaissance des gays et lesbiennes. Cette question a engendré bien des approximations et élucubrations concernant la proportion de victimes et leur lieu d’extermination. Aussi, le peu d’intérêt suscité par cette persécution n’a fait que renforcer les suspicions et exagérations des défenseurs de la cause homosexuelle, bien souvent rejetés lors des commémorations organisées en souvenir des victimes du nazisme.

L’émergence de l’épidémie du vih/sida au cours des années 1980 a avivé la soif de recherches historiques relatives à un groupe social dont la mémoire fut en effet longtemps déniée. Au plus fort de cette crise, la mémoire de la déportation des homosexuels a constitué un enjeu de crispations et de médiatisation, certains voyant dans l’épidémie une seconde forme d’extermination, après celle dont les homosexuels auraient été l’objet durant la Seconde Guerre mondiale. C’est à ce moment qu’est d’ailleurs apparu le terme d’« Homocauste », désignant l’Holocauste des homosexuels entre 1933 et 1945. Des auteurs et militants de la cause homosexuelle, dont Guy Hocquenghem, sont allés jusqu’à affirmer qu’un million d’homosexuels, issus de tous les pays d’Europe, avaient été déportés dans les camps de concentration en vue d’y être éliminés. Cette assertion n’est pas nouvelle, puisque dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, certains militants considéraient que le régime soviétique aussi bien que le régime nazi avaient œuvré à l’élimination des homosexuels d’Europe. Bien que les recherches historiques restent lacunaires quant aux persécutions en URSS, nous en savons désormais plus sur le régime nazi. Ainsi, deux idées fausses doivent être immédiatement évacuées : les homosexuels n’ont ni fait l’objet d’une politique d’extermination ni d’un génocide ; seul l’espace pangermanique est concerné par la pénalisation des relations homosexuelles entre hommes, et, à un infiniment moindre degré, entre femmes.

Bien que singulières dans leur formes, les dispositions à l’encontre des homosexuels sont formulées et mises en œuvre parallèlement à d’autres mesures prises à l’encontre des opposants politiques au nazisme (communistes, démocrates, membres du clergé, Témoins de Jéhovah) et des Juifs, qui furent soumis à partir de 1942 à le Déportation et l’extermination systématiques. Cependant, à la différence des Juifs qui furent déportés depuis toute l’Europe, la persécution des homosexuels a principalement concerné des citoyens allemands, ainsi que des populations considérées par le régime nazi comme étant des Volksdeutsche, des « Allemands de souche » ou issus d’Etats dont la population était considérée comme aryenne.

Selon les dernières estimations disponibles, il est possible d’affirmer qu’entre 1933 et 1945, plus de 50 000 condamnations pour homosexualité ont été prononcées en Allemagne, et qu’entre 5 000 et 10 000 homosexuels ont été enfermés dans des camps de concentration. En outre quelques dizaines de lesbiennes ont aussi été déportées. Le décalage observé s’explique en raison de l’article de loi qui permettait l’arrestation et la condamnation des homosexuels : l’article 175 ne s’appliquait en effet qu’aux hommes. Cette distinction est aussi visible dans les camps, puisque seuls les hommes devaient revêtir un triangle rose sur leur tenue de déporté, indiquant ainsi que leur homosexualité, constituait le motif de leur internement. Cette mise en avant d’une identité déviante les rendait particulièrement vulnérables par rapport aux détenus dont le motif d’internement pouvait sembler plus noble. Par ailleurs, dans certains cas, comme au camp de Buchenwald, les homosexuels étaient soumis à des thérapies hormonales (menées sous la direction du médecin danois Carl Vaernet), voire castrés. Assignés aux commandos de travail les plus pénibles et mis à l’écart des autres déportés, rares sont ceux qui ont survécu à leur déportation. Ces éléments nous permettent de comprendre pourquoi seuls de très rares survivants ont accepté de témoigner des souffrances qu’ils ont endurées.

La persécution nazie des homosexuels d’Allemagne

            C’est avec l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler que débuta la persécution nazie, par le truchement d’une campagne de répression conduisant à la dissolution de l’ensemble des publications, organisations et associations homosexuelles jusqu’alors florissantes en Allemagne. Puis, suite à l’assassinat d’Ernst Röhm, le chef d’état major des S.A., connu pour être notoirement homosexuel (juin 1934), la Gestapo s’est employée à répertorier les hommes connus par les services de police pour entretenir des relations homosexuelles. S’ensuit une multiplication des arrestations et des inculpations au titre de l’article 175 du Code pénal allemand réprimant les « relations sexuelles contre-nature » entre hommes consentants. Parallèlement, à partir du mois de décembre 1934, des rafles sont menées par la police dans des bars et cafés des grandes villes du pays connus pour recevoir une clientèle homosexuelle. Un an plus tard, l’article 175 est aggravé. À compter du 28 juin 1935, tout acte qualifié de sexuel entre deux hommes est passible d’une condamnation. Dès ce moment, ce n’est plus le coït anal qui est réprimé en tant qu’acte sexuel « contre nature », mais n’importe quelle pratique à connotation sexuelle entre deux hommes consentants. Dès lors, les condamnations sous ce chef se multiplient.

À partir de 1936, la persécution s’intensifie en raison de la restructuration de la police judiciaire ordonnée par Heinrich Himmler et de la création de la Reichszentrale zur Bekämpfung der Homosexualität und Abtreibung, la Centrale du Reich pour la lutte contre l’homosexualité et l’avortement, basée à Berlin. Himmler et les idéologues nazis considèrent en effet l’homosexualité masculine – et la pratique de l’avortement – comme une menace directe pour la croissance démographique.

Parallèlement, les journaux nazis Der Stürmer et Das schwarze Korps [Le Corps noir] sont au service d’une campagne de diabolisation. L’arrestation de Leopold Obermayer en 1936 sert ainsi à illustrer la menace d’un complot juif et homosexuel qui pèserait sur le Reich. . Das schwarze Korps, dans son édition du 4 mars 1937, appelle tous les Allemands à dénoncer les homosexuels. La surveillance n’est dès lors plus uniquement du ressort de la police, la population doit, elle aussi, être mobilisée dans cette entreprise.

Cependant, il arrive parfois que la propagande anti-homosexuelle produise des effets non désirés. Les protestations qui suivent l’arrestation du célèbre danseur et chorégraphe Alexander von Swaine, tout comme le constat que parmi les hommes arrêtés pour homosexualité figuraient de nombreux artistes, ont conduit Himmler à promulguer une réglementation dérogatoire concernant les artistes et acteurs arrêtés en vertu de l’article 175. Selon l’ordonnance du 29 octobre 1937,

« Le Reichsführer de la SS et chef de la police d’Allemagne ordonne que toute arrestation d’artiste ou acteur pour relation sexuelle contre-nature nécessite son autorisation préalable, à moins que la personne ne soit prise en flagrant délit. »

Avec la guerre, la situation des homosexuels d’Allemagne s’aggrave encore. Le décret du 12 juillet 1940, promulgué par Himmler afin de lutter préventivement contre la criminalité, autorise formellement l’internement en camp de concentration d’individus qui n’ont pas été jugés. Dès lors, l’envoi en camp de concentration devient systématique pour « tout homme qui a séduit plus d’un partenaire ». Par la suite, d’autres décrets sont promulgués, dont celui de « constatation des activités hostiles au peuple et à l’État du 2 avril 1941 » qui autorise à déposséder de ses biens toute personne condamnée en vertu de l’article 175.

Enfin, en 1942, un décret du Reichsmarschall Hermann Göring ordonne de distinguer les « séducteurs compulsionnels » des « séduits ». Les premiers sont condamnés à la prison puis, après avoir purgé leur peine, transférés en camp de concentration, tandis que les seconds seront « mis à l’épreuve » sur le front, après la purge de leur peine. Cette mesure conduit donc, in fine, à recruter de la main d’œuvre supplémentaire pour les travaux à réaliser dans les camps et, parallèlement, à enrôler des homosexuels dans l’armée à un moment clef du conflit, l’Allemagne se battant simultanément sur les fronts de l’Est et de l’Ouest.

L’extension des dispositions nazies aux territoires annexées

Ces procédures sont successivement étendues aux territoires annexés par le Reich, à commencer par l’Autriche (1938), qui possédait déjà dans son Code pénal des dispositions réprimant l’homosexualité, puis aux Sudètes (1938) et à l’Alsace-Moselle (1940), ainsi qu’aux Pays-Bas, occupés à partir de 1940.

En Autriche, les articles 129 et 130 réprimant l’homosexualité étaient en vigueur depuis 1852. Ils s’adressent aussi bien aux femmes qu’aux hommes. En raison de l’Anschluss, il fut exigé de l’Autriche, à partir de 1940, qu’elle s’aligne sur l’Allemagne selon l’acception que l’on connaissait de l’article 175 du Code pénal allemand dans sa version aggravée de 1935. L’Anschluss a donc conduit au maintien des lois réprimant l’homosexualité féminine et masculine tout en produisant une forme de répression accrue de la seconde.

S’agissant des Sudètes et de l’Alsace-Moselle annexées, les autorités du Reich mettent en œuvre une disposition singulière : la rétroactivité de l’article 175, qui permet de condamner plus lourdement des homosexuels en comptabilisant des actes et relations antérieurs à l’annexion. Ainsi, dans le cadre de plusieurs affaires jugées par le tribunal de Strasbourg, celui-ci se réfère explicitement au principe de rétroactivité de l’article 175 mis en œuvre à partir de 1942. Dans le cadre d’un cas jugé en 1944, un certain Robert K. avoue lors de son interrogatoire s’être déjà masturbé, tout au plus deux ou trois fois, avec un autre homme avant l’introduction du Code pénal allemand en Alsace. Le tribunal considère qu’au vu des faits qui lui sont reprochés et de son apparence extérieure et de ses manière, l’inculpé est un individu que l’on peut croire capable d’actions homosexuelles et qui mérite d’être condamné comme tel. Il en va de même dans une autre affaire, jugée elle aussi par le tribunal de Strasbourg, et mettant en cause un policier et un civil : le premier est condamné à mort et le second à une peine de 24 mois d’emprisonnement pour homosexualité.

Ce type de condamnations se distingue de celles en vigueur dans des territoires occupés tels les Pays-Bas, où les condamnations semblent moins nombreuses, notamment en raison de la faible propension de la police néerlandaise à collaborer avec l’occupant (167 condamnations pour homosexualité entre 1940 et 1945). Par ailleurs, les seuls homosexuels à avoir été déportés depuis les Pays-Bas sont juifs, car accusés d’avoir eu des relations sexuelles avec des aryens. Il en va ainsi de trois hommes juifs convoqués par la police d’Amsterdam le 24 août 1942 pour avoir « eu de façon répétée des relations contre-nature avec des aryens ». Les deux premiers sont déportés depuis Westerbork vers Auschwitz (convois du 13 novembre et du 14 décembre 1942) et le troisième vers Sobibor (convoi du 23 avril 1943). Il en va de même s’agissant d’une costumière juive, convoquée auprès du bureau aux questions juives d’Amsterdam le 24 juillet 1942. Accusée d’entretenir une relation lesbienne avec une femme aryenne, elle est condamnée pour avoir enfreint la loi interdisant « aux aryens et aux non-aryens de vivre sous un même toit ». Elle décèdera deux mois plus tard à Auschwitz.

Ces quelques cas attestent une vision différentielle de la répression de l’homosexualité par les nazis. En effet, que ce soit en Allemagne ou dans les territoires annexés ou occupés, les homosexuels juifs sont condamnés à une double peine en vertu des lois de Nuremberg de 1935 sur la pureté de la race. Jusqu’à la proclamation de la Solution finale de la question juive, les homosexuels juifs sont d’ailleurs internés dans les mêmes baraques que les homosexuels et soumis au même régime strict. À partir de 1942, ils sont avant tout considérés comme juifs et donc envoyés dans les centres de mises à mort en Pologne occupée.

Les homosexuels dans les camps de concentration

Dans les camps de concentrations nazis, les détenus homosexuels allemands sont affublés d’un triangle rose ou vert, selon qu’ils sont considérés comme des condamnés de droit de commun (triangle vert) ou des homosexuels (triangle rose). S’agissant des ressortissants d’autres nationalités, ils portent le triangle rouge sur lequel figurent les initiales de leur pays d’origine, et ce indépendamment du motif de leur arrestation. Ce type de mesure, tout comme le peu d’homosexuels recensés issus d’autres Etats européens (territoires annexés exceptés), témoignent d’une spécificité de la persécution des homosexuels : elle ne concernait que ceux issus de terres considérées comme germaniques par les nazis.

D’une façon générale, les homosexuels en camp de concentration constituent une minorité statistique – 574 noms sur les 170.000 fiches individuelles de Dachau. Le dernier relevé statistique du camp, établi le 25 avril 1945 recense 110 homosexuels sur un total de 67 665 internés.

Enfin, singularité de la Weltanschauung nazie, le nombre d ‘homosexuels internés dans les camps de concentration tend à diminuer vers la fin de la guerre. Et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les homosexuels étant condamnés aux travaux les plus durs et systématiquement assignés aux commandos disciplinaires, ils ont une espérance de vie réduite. Par ailleurs, à partir de du moment où l’Allemagne est engagée dans une guerre totale, les homosexuels comptent parmi les détenus susceptibles d’être libérés des camps pour être enrôlés dans la Wehrmacht. En effet, et aussi surprenant que cela puisse paraître, l’armée n’exclut pas les homosexuels de ses rangs, car elle entend éviter que l’homosexualité puisse être un motif de soustraction aux obligations militaires. Néanmoins – et tout comme en camp de concentration -, les homosexuels sont astreints à des bataillons disciplinaires, combattant bien souvent en première ligne.

À l’exception des situations précitées, de nombreux hommes et femmes homosexuel-le-s, tantôt en couple, tantôt célibataires, ont pu continuer de mener une vie préservée et discrète durant la guerre. Ils étaient simplement soumis aux mêmes restrictions que le reste de la population et n’ont, pour la plupart, laissé que peu de traces dans les archives. Ainsi, leur quotidien semble pour partie se fondre dans celui de toutes celles et ceux qui vivent à l’heure de la guerre.

Des situations différentes dans d’autres pays d’Europe

Par ailleurs, la Seconde Guerre mondiale marque aussi un tournant à l’échelle de l’Europe en termes de politique générale à l’égard des homosexuels. Fait peu connu, trois pays européens dépénalisent alors les relations homosexuelles : l’Islande (1940), la Suisse (1942) et la Suède (1944). L’Islande la première aligne son code pénal sur celui du Danemark, qui avait dépénalisé l’homosexualité dès 1933. En Suisse, la dépénalisation intervient dans le cadre de l’adoption d’un Code pénal unifié à l’échelle fédérale. Jusqu’alors, les cantons alémaniques avaient tous tendance à réprimer l’homosexualité selon des dispositions semblables à l’article 175 tandis que les cantons latins reprenaient majoritairement le droit français. Cependant, la dépénalisation de 1942 ne s’applique pas aux armées. Le Code pénal militaire suisse maintient en vigueur son article 157 qui condamne les rapports homosexuels (avec ou sans consentement) d’une peine de cinq jours à trois ans d’incarcération. À un autre niveau, la Confédération helvétique fait encore figure d’exception en raison du maintien d’une sous-culture homosexuelle vivace durant la guerre. En effet, à l’échelle de l’Europe, les organisations homosexuelles ont quasiment toutes été mises en veilleuse pendant le conflit. Seule persiste en Suisse une organisation basée à Zurich et fondée en 1932, Le Cercle. Durant toute la guerre, Le Cercle n’a eu de cesse de continuer ses activités militantes, qu’il s’agisse de soirées dansantes ou de la diffusion de son journal, qui constituait la seule publication homosexuelle publiée durant toute la durée de la guerre, et cela pour l’Europe entière.

Au final, le mythe selon lequel tous les homosexuels d’Europe auraient été déportés durant la Seconde Guerre mondiale n’a plus lieu d’être. La déportation des homosexuels concerne principalement les personnes situées en territoire allemand (Autriche, Sudètes et Alsace-Lorraine comprises). Les homosexuels d’autres pays n’ont pas éveillé l’intérêt des autorités nazies, épargnant ainsi des dizaines de milliers d’hommes et de femmes. Ce constat ne retire rien pour autant aux souffrances endurées par celles et ceux étiquetées en tant qu’homosexuels. Leur reconnaissance fut relativement tardive, impulsée par l’engagement d’organisation de défense des homosexuels et LGBT. Dans ce cadre, les Pays-Bas se sont montrés précurseurs. Depuis 1987, l’Homomonument d’Amsterdam, situé à proximité immédiate de la maison d’Anne Franck, commémore les victimes homosexuelles de la Seconde Guerre mondiale et, plus globalement, les victimes de l’homophobie. De même en Allemagne, le gouvernement fédéral a érigé, à Berlin, un monument national en souvenir des hommes et femmes homosexuel-le-s persécutés durant le IIIe Reich inauguré en 2008. Enfin, la France a reconnu en 2005 que des homosexuels issus des territoires annexés par l’Allemagne avaient été persécutés et déportés.


>> Article à paraître dans Les mythes de la Seconde Guerre mondiale, t. 2, Olivier Wieviorka (dir.), Paris, éditions Perrin, 2017.

 

 

Un commentaire :

  1. Je me permets de rajouter une recommandation de lecture : Folle Alliée par Emma Psyché (disponible sur eBay encore) qui traite de la déportation homosexuelle et se fonde sur des études très poussées.

Les commentaires sont fermés