Le projet socio-histoire des catégories sexuelles vise à développer une sociologie de la sexualité qui s’appuie sur l’étude approfondie de la métamorphose des catégories sexuelles en Europe depuis les années 1850, au croisement d’une histoire et d’une sociologie des formes de catégorisation, attentives aux acteurs, aux institutions et aux temporalités. Mes premières recherches ont porté sur la construction de la catégorie de victime du nazisme (et tout particulièrement sur la constitution d’une mémoire collective juive et tsigane de la Shoah et du Samudaripen). En menant des enquêtes de terrain en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Israël, j’ai ensuite cherché à comprendre comment les requêtes de reconnaissance et d’inclusion des homosexuels dans la catégorie « victimes du nazisme » ont contribué à transformer les paysages mémoriels en Europe occidentale. L’analyse des usages des catégories sexuelles durant la Seconde Guerre mondiale (dans les camps de concentration et au-dehors) m’a permis de révéler des formes de hiérarchisation situées au-delà de l’opposition masculin/féminin. Je me propose désormais d’élargir ma perspective et examiner comment se sont constitués à partir du XIXe siècle des collectifs d’acteurs, des courants de pensée, des transformations des représentations collectives, afin de comprendre in fine pourquoi les questions relatives à l’orientation sexuelle sont devenues un enjeu essentiel du droit contemporain.
Le projet s’articule autour de trois grands axes. Le premier a pour ambition de rendre intelligibles les processus de constitution de nouvelles catégories sociales sexuelles depuis la seconde moitié du XIXe siècle en centrant l’attention sur le rapport entre droit et non droit : entre celles de ces catégories que le droit intègre, celles qu’il rejette et enfin celles qu’il forge (jurisprudence, évolution législative). Il s’appuie principalement sur des publications en allemand, issues d’auteurs qui ont forgé dans les années 1860 les catégories que nous appelons désormais « homosexualité » et « hétérosexualité », avec l’ambition d’élargir ensuite au domaine francophone. Le corpus d’articles et d’ouvrages que je m’emploie à constituer – en particulier le fond d’archives d’Eugène Wilhelm – me permettra d’analyser comment s’est développé à partir du tournant des XIXe et XXe siècles un « droit de la sexualité » évoluant en lien, mais aussi en marge et en parallèle du champ biomédical. Le deuxième axe privilégie une approche « micro » historique et sociologique pour saisir, sur le vif, les usages performatifs des catégories sexuelles. En utilisant conjointement des minutes de procès et des écritures ordinaires, il s’agit de cerner la lente transformation des normes sociales de la sexualité tout au long du XXe siècle. Le troisième axe propose de porter une attention particulière à des collectifs fondés sur des communautés de pratiques et de sens partagés dont les acteurs ont reconfiguré les débats relatifs à l’orientation sexuelle.
L’objectif de ces trois axes de recherche est de tester et d’approfondir un ensemble d’hypothèses fortes issues de mes travaux antérieurs. Premièrement, la distinction aujourd’hui courante entre sexué (relatif à la distinction de genre masculin/féminin) et sexuel (relatif à l’orientation sexuelle et à la sexualité en général) ne s’est constituée que progressivement, y compris en sciences sociales. L’histoire de cette distinction n’a jamais été faite alors qu’elle éclaire de façon privilégiée la très profonde recomposition des normes liée au progrès de l’égalité des sexes et des sexualités. Deuxièmement, les débats épistémologiques liés aux catégories sexuelles en général ne peuvent être pleinement saisis qu’en étant attentif aux temporalités respectives des champs biomédicaux et juridiques, qui ne se recoupent pas de façon simple : ceci est indispensable pour situer l’apparition des catégories rassemblées sous le titre d’« orientation sexuelle » au sein d’une très vaste recomposition des catégories sexuelles en général. Troisièmement, les catégories fondées sur l’orientation sexuelle sont à considérer comme des vecteurs de transformation sociale. Leur usage à différents niveaux analytiques permet de saisir avec finesse la manière dont les débats actuels ont été forgés (décriminalisation des relations homosexuelles, mariage entre personnes de même sexe, lutte contre l’homophobie, transformation des règles symboliques de filiation). Comment la circulation des idées sur les catégories sexuelles, l’évolution de leurs usages, les formes d’appropriation par des acteurs sociaux ont-elles participé d’une progressive transformation des normes sociales dont le droit semble être le lieu de cristallisation ? Mon projet d’enseignement et de recherche essaie de comprendre comment, au sein du creuset occidental, les catégories sexuelles « travaillent » la société afin d’analyser de façon fine le processus par lequel le droit est devenu une institution de plus en plus protectrice de catégories sexuelles qu’il avait pour rôle de réprimer. Ce projet s’appuie sur des coopérations déjà engagées avec des collègues européens et nord-américains, sociologues, juristes, anthropologues et historiens, avec pour objectif de construire un réseau stable de recherche transdisciplinaire.